En attendant le Déluge

    J'ai donc lu, assez vite, le dernier roman (à succès) de Houellebecq; il était empilé en tête de gondole au supermarché Cora de Rots; 22 euros (- 5% avec la carte fidélité de Victorine); en général j'achète les livres en poche (moins de 15 euros); mais pour Houellebecq je fais exception; sa popularité commerciale ne me gêne pas, elle m'amuse, j'y vois un pied de nez aux romanciers snobinards et bobos qui sont recommandés par France-Culture et France-Inter; et je ne parle pas des romancières pétillantes et jubilatoires qui font la une de Ouest-France Dimanche (ainsi Raphaëlle Giordano, aujourd'hui 6 janvier).

    Houellebecq conserve encore un peu de crédit dans la presse "branchée" parisienne, par exemple Les Inrocks; son propos est en effet jugé transgressif ou subversif, il choque le "bourgeois" et le "libéral" par sa critique pessimiste ou nihiliste de notre époque; la presse branchée lui pardonne donc aisément son homophobie et sa misogynie "fictives" ou "fictionnelles" dans la mesure où elles font partie de la critique radicale et désespérée de l'époque mise en scène par le romancier.

    Mais Houellebecq se garde bien de critiquer le "système", c'est à dire l'existence d'une organisation de réseaux et de copinages médiatiques et semi ou pseudo-intellectuels; que Bernard-Henri Lévy en personne ait salué le roman Sérotonine comme une sorte de livre-témoin ou révélateur de la situation actuelle de la France suffit à prouver mon observation. Que Les Inrocks, d'autre part, se réjouissent de l'ambiance nihiliste du roman est tout à fait logique et attendu, puisque, d'une certaine façon, cet hebdomadaire branché de culture progressiste se réjouit depuis plus de vingt ans de la destruction sociale et culturelle de la France, d'une certaine France en tout cas, remplacée par une nouvelle France.

    Il a été dit que Houellebecq avait anticipé le mouvement des Gilets jaunes en relatant dans son roman la détresse du monde agricole et rural de la Normandie intérieure; c'est très exagéré; Houellebecq s'est simplement inspiré des différentes actions syndicales des jeunes agriculteurs producteurs de lait menées au cours des trois ou quatre dernières années; tout en déplorant la crise agricole, le narrateur du roman explique qu'elle est fatale, inévitable, programmée; elle s'inscrit dans le processus global de la décadence occidentale. Evidemment le roman esquive la question: décadence programmée ? par qui ? pourquoi ? Ce serait là une question "complotiste" incompatible avec le bon fonctionement du "système" qui permet à Houellebecq d'être placé en tête de gondole au supermarché Cora de Rots !

    Ce livre se lit vite, et il m'a un peu déçu; il m'a surtout beaucoup moins amusé que les précédents romans de Houellebecq; je n'y ai pas retrouvé sa verve ironique et sarcastique; et le style décousu, déstructuré, sans doute pour faire corps avec le personnage central du roman, névrosé, ne m'a pas vraiment entraîné, tout juste m'a t-il permis certaines accélérations de lecture. Je n'ai donc pas "marché" avec quelques scènes du roman, très invraisemblables malgré les détails techniques. La conclusion du récit, enfin, est un peu curieuse, voire mystérieuse, et je la cite telle quelle:

   " Dieu s'occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d'amour qui affluent dans nos poitrines jusqu'à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l'on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs.

     Et je comprends, aujourd'hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l'endurcissement des coeurs: ils ont tous les signes, et ils n'en tiennent pas compte. Est-ce qu'il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu'il faut vraiment être, à ce point, explicite ?

     Il semblerait que oui. " (1)

(1): Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 347.