En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Sérotonine, encore

 

   De nombreuses critiques du roman de Houellebecq sont parues depuis mon modeste et inoffensif article; la plupart jugent très favorablement le livre; un "chef d'oeuvre" selon Le Figaro, un récit très dense qui en dit long sur notre époque, un regard froid et cynique sur le monde mais d'une brûlante sensibilité sur les hommes (et les femmes en particulier); un personnage-narrateur solitaire qui néanmoins s'accroche à la possibilité sexuelle de l'amour et même à celle de l'amitié avec un agriculteur endetté; un grand roman, pourtant assez court, superficiel et profond, superficiel par profondeur, dans la tradition romantique, réaliste, ironique, aussi fort que du Balzac et du Flaubert ! (1)

 

   J'avais envisagé cette unanimité dès le départ, cette sorte de gros consensus complaisant, bourgeois et confortable, systématique, centralisé, parisien en un mot ! La critique bobo salue en somme un romancier hyper-bobo (1 bis) qui joue le rôle de l'anti-bobo, du réac "pour rire", du "loser" qui gagne le jack-pot ! Elle salue aussi et surtout le savoir-faire littéraire qui permet de "tout dire" et de ne "rien dire", de s'amuser des opinions, des goûts, des idées, de niveler ou de dissoudre par la dérision et l'humour décapant les dernières aspérités idéologiques de la société, les illusions politiques et les espérances morales. La France est fichue ? En tant que petite ou moyenne "puissance", oui, en tant que mythe historico-politique, oui, en tant que référence ou modèle d'Etat, oui; mais il reste "la carte et le territoire", le pays en tant qu'expression géographique, la France comme paysage et mélancolie bocagère, forestière, architecturale; reste donc une possibilité spirituelle d'être français malgré la névrose culturelle et sociale de la mondialisation libérale, ou grâce à elle. Beaucoup de critiques saluent un roman d'apparence désespérée, noire, cynique, un récit de l'impasse individualiste, mais qui fait ressortir par en dessous, de façon subliminale, des possibilités de survie, amoureuse et amicale. 

 

  Je lis même, dans la revue Un de Eric Fottorino, que "Houellebecq est le grand romancier de la main de fer du marché et du capitalisme à l'agonie" - Que Sérotonine éveille ou signifie, à la manière des Gilets jaunes, la "résilience" d'une société en souffrance ou d'une sous-France qui n'abdiquerait pas ses valeurs morales, humanistes, sociales; on peut s'amuser de ce point de vue; une spécialiste, dans la même revue, explique le fonctionnement empathique des romans de Houellebecq, leur pouvoir de "vaporisation" (sensibilité extérieure) et de "centralisation" (repli intérieur) -

 

   L'hebdomadaire Marianne insiste quant à lui sur la charge du roman contre l'Union européenne et sa politique agricole désastreuse pour les éleveurs laitiers français; "livre savoureux, urticant, dramatique et léger" conclut la critique; autant dire, tout et son contraire. Mais Victorine me signale un article de l'hebdomadaire Le Point qui relève des erreurs factuelles dans cette charge contre l'Union européenne; ainsi, contrairement à ce qu'affirme le narrateur du roman, les producteurs d'abricots français ne peuvent pas être directement concurrencés par les abricots argentins, qui ne sont pas produits à la même saison.

 

   Un journaliste espagnol (El Confidencial) trouve le roman raté, confus et "invertébré" (2); il n'est qu'une suite de digressions touristiques; parmi celles-ci, un hommage rendu à Franco par le narrateur, qui a permis à l'Espagne de devenir avant les autres une destination touristique populaire. Le journaliste se désole qu'un roman aussi "mal pensant", même sur le mode humoristique (et encore, la scène de pédophilie ne l'a pas fait sourire du tout), soit aussitôt traduit et publié par une maison d'édition qui habituellement édite des romans féministes; si ce n'était pas Houellebecq, conclut-il, ce roman serait allé directement à la poubelle !

 

    Enfin, Victorine me montre sur internet des critiques de lecteurs beaucoup moins positives que celles de la presse; elles rejoignent ou débordent ce que j'ai pu dire: un roman très peu original, d'une part, moins documenté que les précédents, moins pertinent aussi, et sans aucune subtilité.

 

(1): Je me suis contenté de lire: L'Obs, Télérama, Marianne, Courrier international et le Un, qui sont les revues disponibles au CDI de mon lycée; globalement, des revues de la gauche modérée et semi-libérale.

(1 bis): La critique de L'Obs dresse le portrait (à la ville) d'un Houellebecq dandy, orgueilleux et soucieux de ses intérêts, qui est entouré d'une "petite cour de flagorneurs et de notables culturels mielleux"; c'est donc ce que j'ai décidé d'appeler un hyper-bobo.  

(2): "Invertébré": mon lecteur hispanophone appréciera ce terme qui renvoie un peu à l'oeuvre de Ortega y Gasset...                                   

 

 



12/01/2019
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