En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

critique


Les Monstres et Les Nouveaux Monstres (films italiens)

 

 

     Allez, encore un peu d'Italie, avant de basculer dans le Tour de France : je regarde hier soir sur internet Les Monstres de Dino Risi, film de 1963, avec Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman, entre autres. Un chef d’œuvre d'humour entre burlesque, farce, satire, comédie sociale, politique, à travers dix-sept sketches de durées très différentes (le plus court fait 45 secondes et le plus long dix-sept minutes). Mon préféré est celui intitulé La Muse, où une femme de type travesti (interprétée par Vittorio Gassman) parvient à convaincre un jury littéraire, sous de grands airs et avec des arguments empruntés aux intellectuels du « nouveau roman » et de la « déconstruction », qu'il faut donner le prix à un jeune auteur un peu fruste et même un peu rustre, avec lequel elle veut juste pouvoir coucher !

    Mais j'aime aussi beaucoup le sketch suivant : dans une salle de cinéma un couple bourgeois, la bonne quarantaine, en train de regarder une scène d'exécution collective de partisans par des soldats allemands ; un enfant fait du bruit dans une rangée de spectateurs, monsieur râle, chut enfin ! - puis rafale de mitraillettes et les partisans collés au mur s'effondrent - alors monsieur fait remarquer à sa femme qu'un petit muret de ce genre ferait très bien dans leur jardin. Le sketch dure deux minutes et c'est d'une efficacité terrible.

    Sortira en 1977 Les Nouveaux Monstres, réalisé par Risi, Ettore Scola et Monicelli, également un film à sketches, mais en couleurs, où l'on retrouve Gassman dans le rôle d'un cardinal qui avec de belles paroles et en faisant donner les cloches et les orgues, parvient à retourner complètement l'ambiance frondeuse d'une petite assemblée paroissiale. Magistral.

    Ces deux films hélas très peu diffusés par la télé française sont des sommets de la comédie dite à l'italienne. Voici ce qu'en dit mon Dictionnaire du cinéma :

 

« … la comédie italienne est profondément révolutionnaire : par sa virulence, ses audaces, sa volonté de n'épargner personne, et surtout pas les autorités, les notables, les corps constitués... qui en prennent largement pour leur grade. Une telle virulence provient à la fois d'une tendance permanente du tempérament italien (longtemps refoulée) et des multiples déceptions vécues par la société italienne en quinze ans... les tares d'une société qui ne croit plus en rien, qui a été économiquement et moralement déçue, et qui se borne à contester, sans espoir de remède, sa propre pourriture et décomposition. »1

 

 

   Pour Les Nouveaux Monstres, je me contente de deux ou trois sketches accessibles directement sur internet : Vittorio Gassman notamment dans le rôle du cardinal.

 

   Sketch magistral c'est le cas de le dire. D'abord, le décor : petite église de campagne, mais sans doute pas loin de la ville, puisqu'on voit des inscriptions sur les murs, « à bas les prêtres ! » - Le film date de 1977, les « années de plomb », marquées par le terrorisme, avec d'un côté les Brigades Rouges révolutionnaires et d'un autre les « forces » traditionnelles du conservatisme social et moral, l'Eglise, la famille, le patronat et sans doute aussi l'Etat, bien que celui-ci soit lui-même très indécis et divisé quant aux mesures à prendre. 

    Bon. Notre cardinal et son novice, en panne de voiture, s'approchent de cette église et décident d'y entrer, sans doute attirés par quelques éclats de voix. A l'intérieur en effet le prêtre de la paroisse tente d'établir le calme devant une vingtaine de paroissiens très énervés. Tout va mal dans le village, rien n'est réparé, l'eau courante n'arrive pas, les autorités municipales ne font rien. Que faire ? Les plus énervés veulent une « action directe » : on occupe la mairie et on se défend à coups de poings s'il le faut. Non, dit le prêtre, il faut discuter, la violence ne mène à rien. Nouveau chahut. Silence ! On vote alors ?

    Monseigneur écoute. Sa présence a été tout de même remarquée (« il y a un type en rouge qui est là » dit un jeune garçon à son père). Et vous Monseigneur qu'en pensez-vous ? Vous votez ? Non, non, je ne peux pas. Eh ! Il s'en lave les mains, comme d'habitude, dit un paroissien énervé. Allons, du calme. Monseigneur va parler. Il se lève, imposant, superbe (il faut voir Vittorio Gassman), s'engage dans l'allée centrale, se dirige vers le paroissien énervé. Alors, vous dites que vous voulez occuper la marie, bien, bien, et même tabasser si on vous en empêche... Oui ? Sans attendre Monseigneur décoche alors une terrible gifle sur le type, sous les rires des autres, « Oh ! quelle torgnole ! Ah ! Ah ! » - Ai-je résolu votre problème ? Non bien sûr et je suppose que je n'ai fait qu'augmenter votre rancoeur... Le type giflé approuve, le regard sombre.

   Monseigneur alors commence son grand numéro, se dirige vers la chaire, fait observer les imperfections de la nature humaine et la nécessité de s'en remettre encore davantage au Seigneur et à ses Saints... Bien sûr il faut citer Jésus-Christ... Il a dit vraiment cela Jésus ? se demande le jeune prêtre démocrate de la paroisse.... Mais oui ! T'as pas vu le film de Zeffirelli ? lui fait remarquer derrière lui un type débraillé, torse nu, le genre un peu truand quand même. Monseigneur continue : oui, la réalité est difficile et sombre, etc etc. « Qu'est-ce qu'il parle bien, fait observer une grosse femme de l'assistance, on devrait le faire Pape » ; autour d'elle on acquiesce... 

    Et si nous commencions déjà par allumer les lumières de cette église, poursuit Monseigneur, qui fait signe au bedeau d'appuyer sur les interrupteurs, et puis faisons aussi sonner les cloches, un enfant alors se précipite vers la corde, ajoutons-y la musique de l'orgue, et là un vieux monsieur va s'installer à l'instrument. N'est-ce pas déjà mieux ainsi ? Chantons maintenant. Monseigneur triomphe. Le prêtre démocrate sort de l'église, furieux : « Vous nous avez encore possédés ! » Tandis que l'assistance, elle, se lève pour chanter avec Monseigneur. Le type énervé a les larmes aux yeux. Le novice vient avertir Monseigneur qu'on peut partir, la voiture est réparée. Celui-ci s'esquive alors tout en demandant à l'assistance de continuer à chanter, encore plus fort, « et que votre chant résonne jusqu'à Rome ! »-

 

    Une démonstration du « pouvoir » spirituel sur les réalités temporelles ? Une leçon magistrale en tout cas d'autorité symbolique, verbale et chorale. Faire participer les « fidèles », démocratie etc, oui, c'est bien, mais les faire chanter c'est encore mieux !

 

1: J. Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Les films, Robert Laffont, Bouquins, 1992, vol. 3, pp. 982-983

 

le sketch du cardinal


28/06/2023
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Le bon roi Dagobert

 

 

     Les élèves, dit-on, aiment beaucoup qu'on leur parle du Moyen Age et de l'Antiquité; c'est très dépaysant, très exotique, très cinématographique. Kirk Douglas/Spartacus, Elizabeth Taylor/Cléopâtre, et Fernandel dans le rôle du roi Dagobert ! Un régal de dialogues : « Princesse, j'éprouve pour vous un faible... très fort. », « Et ce vieux château du Moyen Age, avec un mystère à chaque étage ». « Et non, Dagobert n'ira pas dans les oubliettes, non, d'abord... parce qu'il est inoubliable ! »

 

     Sa culotte à l'envers mérite quand même une petite mise au point ; remettre les choses à l'endroit ! Dagobert fut un roi mérovingien de la première moitié du VIIe, « le plus brillant et le dernier des Mérovingiens », écrit même l'historien Ferdinand Lot ; pas du tout un roi fainéant, incompétent, et distrait au point de mettre sa culotte à l'envers ; dans une chanson érotique, Colette Renard lui prête une vie sexuelle trépidante et bien remplie, malgré les conseils de modération de Saint Eloi, auxquels le roi répond que rien ne vaut « le vit au grand air ». La petite chanson pour les enfants, pas celle de Colette Renard, vient sans doute d'une chansonnette pré-révolutionnaire des années 1780, où pour éviter la censure on attribue alors à Dagobert, roi oublié, une distraction vestimentaire et même une ignorance sexuelle qui visaient Louis XVI !

 

    Quant au film de 1963 avec Fernandel, qui ne prétend pas à l'exactitude historique, il offre par ses décors de studio et ses costumes de type romain une vision très « antiquité tardive » du règne de Dagobert. Rien de tel avec le film de Dino Risi, sorti en 1984, où c'est Coluche qui reprend le rôle tenu par Fernandel vingt ans plus tôt. Film jugé horrible et abject (je ne l'ai pas vu ! Une lacune que je vais me dépêcher de combler), il semble montrer (j'ai vu la bande-annonce qui dure trois minutes, alors que le film en fait 112 !) une toute autre vision du règne de Dagobert : un roi très dépravé, très lubrique, et sans aucune intelligence politique (le Dagobert de Fernandel est au contraire un modèle de ruse, de calcul, de prudence, quand notamment il avertit son fils Sigisbert, « attention, si tonton Charibert t'offre une limonade, surtout ne la bois pas !» ).

 

   Le film de Dino Risi, si j'en crois ce que j'ai aperçu puis lu sur wikipédia, se veut plus proche des réalités historiques de la période mérovingienne : les références à l'antiquité romaine ont disparu et une « attention particulière » a été portée à la qualité des vêtements, des coiffures, des moyens de transport. La bande-annonce (le trailer comme on dit maintenant) nous donne pourtant la vision d'un roi bouffon.

 

 

 

    Eh bien je suis maintenant en mesure d'en dire plus, puisque je viens de voir le film en entier ! C'est un peu long, une heure cinquante, mais ce n'est pas désastreux à regarder ; c'est même beaucoup plus subtil qu'on pourrait le penser ; le générique insiste sur la lubricité d'un roi grossier qui pète et qui éructe. Mais le film nous raconte bien autre chose. Une sorte d'intrigue géopolitique, entre l'empereur byzantin Héraclius, sa fille Héméré (interprétée par Carole Bouquet), le pape Honorius (Ugo Tognazzi), son sosie usurpateur Antrocchius, et Otarius (Michel Serrault) le moine et dévoué serviteur du roi Dagobert, sorte de maire du Palais qui s'empare du pouvoir à la mort de son maître. Notons aussi l'évêque et ministre Eloi, orfèvre à ses heures, interprété par Michael Lonsdale. La distribution, Coluche en tête, ne laisse guère de doute évidemment sur la tonalité comique et bouffonne du film.

    Mais ce n'est pas pour autant un navet consternant. Wikipédia le reconnaît : les costumes, les coiffes, les bijoux ont été soignés, essayant sans doute de s'approcher d'une certaine réalité historique. Dagobert est souvent recouvert d'un épais manteau de fourrure. L'action se déroule par temps froid et le roi des Francs doit traverser les Alpes enneigées pour aller à Rome. Le pape réside dans un palais qui sonne un peu le creux, gardé par une maigre soldatesque romaine, robuste à l'occasion, dernier reste sans doute de l'Antiquité impériale. L'ambition impériale est passée à Constantinople, où Héraclius, alors exposé à l'expansion de la religion musulmane (Dagobert est contemporain de Mahomet !), songe peut-être, via le mariage de sa superbe fille à ce gros benêt lubrique de Dagobert, à se renforcer du côté occidental. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. L'intrigue géopolitique n'est toutefois pas grotesque du tout. Enfin et surtout la personnalité de Dagobert est plus complexe qu'elle n'y paraît (dans le générique). L'historien Ferdinand Lot écrit : « En Dagobert, l'homme nous échappe. Si mal informés que nous soyons par le chroniqueur, le souverain se laisse entrevoir. Dur aux grands, leur inspirant la terreur... politique habile, le plus souvent heureux, Dagobert a dû le succès à cette qualité mystérieuse : le prestige. »1

 

    Coluche incarne un roi bouffon au premier abord, c'est évident, et qui souffre de maux de ventre (oui, c'est prouvé) : ce ne sont donc pas des pets « gratuits » pour faire rire que lâche le souverain. Dagobert est certes très animé par le plaisir sexuel et le fait savoir, « je vous demande de ne pas oublier le cul de la femme et son importance », mais il a aussi le souci de son « âme » et un relatif respect opportuniste pour l'autorité « spirituelle ». Une remarque très révélatrice lui échappe lorsqu'il voit pour la première fois la très belle Héméré : « Putain c'est la Vierge Marie ! » - De son côté, le moine Otarius, entièrement dévoué et pénitent, découvre le plaisir sexuel et l'ambition temporelle. Ce qui nous vaut une étonnante scène du film : sa « conscience » vient lui parler pour lui dire qu'il en a assez bavé comme cela et qu'il peut enfin commencer à jouir lui aussi de la vie et du pouvoir ; « à quoi servirait le pouvoir si c'était pas pour en abuser ? » selon la remarque de Dagobert lui-même.

    Pour moi qui enseigne la relation pouvoir temporel/pouvoir spirituel en HGGSP niveau Première, voilà un film à montrer à la classe, disons deux ou trois extraits, dont celui de la fin, la mort de Dagobert, presque émouvante.

 

 

1: Ferdinand Lot, Naissance de la France, Fayard, 1948, puis Editions Nouveau Monde, 2023, p. 112. D'après l'historien le tableau de la politique de Dagobert est plutôt très bon. Jugement daté ? Sur Wikipédia, une très longue notice également flatteuse est consacrée au « bon roi Dagobert ». Pour en savoir plus lire la biographie de Laurent Theis, Dagobert, Fayard, 1982. La bonne réputation du roi vient des chroniques des moines de Saint-Denis.

 


25/06/2023
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Le temps de Franco

 

 

    Il a donc été beaucoup question de l'Italie au cours du mois de mai ; changeons de mois et de pays, la lecture toute récente d'un livre de Michel del Castillo m'amène à faire le point sur Franco et la guerre civile en Espagne.

   Ce livre s'intitule Le temps de Franco1 et se présente comme un « récit », bien que l'auteur ne parle pas beaucoup de lui : né en 1933 à Madrid il n'a que de très lointains et fragiles souvenirs de la guerre civile espagnole. Son récit s'appuie avant tout sur des lectures historiques : Bennassar, Nourry, Hermet, Beevor, Brenan, Payne, Preston, Tusell, etc. Les auteurs ne manquent pas : la guerre d'Espagne et la personnalité de Franco ont donné lieu, et ce n'est pas fini, à des analyses et des interprétations diverses et variées, souvent antagonistes.

    On le devine, deux grands courants s'opposent : celui de la gauche républicaine et celui de la droite conservatrice voire « néo-franquiste » ainsi que la qualifient ses adversaires. Un livre a contribué à raviver le débat au début des années 2000, celui du journaliste et historien Pio Moa, Los mitos de la Guerra civil, qui n'a été traduit en français que l'an dernier2. Michel del Castillo a sans aucun doute lu ce livre bien qu'il évite de le signaler dans ses sources et sa bibliographie. Et non seulement lu ; en vérité il en reprend les principales interprétations.

 

    Le temps de Franco propose un portrait du Généralissime en calculateur prudent qui repousse le plus longtemps possible le franchissement du Rubicon ; cela va bien sûr à l'encontre de l'idée habituellement admise à gauche que le complot des franquistes contre la République a été médité et préparé avant même le Frente Popular de 1936. Michel del Castillo, comme Pio Moa, penchent plutôt vers une autre idée : ce sont les radicaux de gauche, anarchistes et communistes, dans des registres et avec des moyens différents, qui ont savonné et même saboté la planche (de salut?) de la République du front populaire. Franco et les « franquistes » ne se déclarent que tardivement, en juillet 36, comme véritable force d'opposition à la « bolchévisation » accélérée de l'Espagne. Et Franco reste encore très prudent : le franquisme n'est pas un courant politique autonome et identifiable, il lui faut convaincre, et faire ses preuves sur le terrain. Mais avec la guerre Franco très vite va faire ses preuves. Michel del Castillo ne « réhabilite » pas le Caudillo, il tente d'expliquer comment et pourquoi celui-ci s'est imposé alors qu'il n'avait pas de grandes qualités d'homme d'Etat (aucun charisme, faible culture politique, aucune démagogie, etc.). C'est un chef militaire « chimiquement pur » qui ne réfléchit et n'agit qu'en fonction des possibilités d'action et des intérêts tactiques de la situation.

    Une autre « idée reçue » dans les manuels scolaires français consiste à dire que la victoire de Franco s'explique par le soutien de Hitler et de Mussolini qui lui ont envoyé des troupes et des armes. Mais les Républicains ont eux aussi reçu des aides extérieures, celles des Brigades Internationales et surtout celles de l'URSS. La raison de la victoire franquiste est à chercher ailleurs : elle s'explique surtout par le choix des Espagnols eux-mêmes, qui sont très majoritairement hostiles à la « bolchévisation » de leur pays ; or cette bolchévisation n'est pas un mythe, nous dit Michel del Castillo, car les positions idéologiques de la gauche républicaine se sont durcies avec la guerre.

    Par ailleurs, cette gauche soi-disant « populaire » est loin d'avoir convaincu la masse de la population paysanne, souvent opposée aux mesures de collectivisation ou d'anarchisme agricole imposées avec violence et confusion dans de nombreuses régions. Il est toujours tentant chez les intellectuels de présenter l'anarchisme comme un doux phénomène de libération, d'émancipation et de partage; il n'en a rien été du tout en Espagne où les milices anarchistes ont la plupart du temps provoqué la confusion et la terreur. L'autre raison de la victoire franquiste, que la « doxa » dominante historiographique et scolaire reconnaît quand même un peu, tient à la faiblesse technique, administrative, méthodologique des autorités républicaines officielles, très vite débordées et dépassées par l'escalade de la guerre civile ; une escalade qu'elles n'ont pas su stopper et qu'elle ont même encouragée par leurs dysfonctionnements et leurs atermoiements. Michel del Castillo dresse un portait assez accablant de Manuel Azaña, qui fut un des principaux dirigeants de cette faible République entre 1934 et 1936. Faible République dont les résultats électoraux, d'abord en 31 puis en 36, ont montré l'absence de « parti majoritaire », phénomène peu favorable à la mise en place d'une politique solide. Michel del Castillo n'écarte pas l'hypothèse de la fraude électorale en faveur de la gauche républicaine, alors qu'une coalition de droite aurait pu former un gouvernement.

    Mais un autre phénomène doit aussi être avancé : celui d'une Espagne « invertébrée », pour reprendre le titre d'un ouvrage de José Ortega Y Gasset3 ; la guerre civile serait l'aboutissement d'une longue et lente « déconstruction » économique et sociale du pays, depuis le milieu du XIXe au moins. Alors que la France et la Grande-Bretagne, sans même parler de l'Allemagne prussienne, connaissent à partir des années 1850 un renforcement (du contrôle) administratif et une réorganisation économique de leurs populations, les Espagnols sont au contraire livrés à eux-mêmes, les uns à l'émigration, les autres à l'autarcie, et beaucoup plongés dans un certain fatalisme du lendemain (mañana) pareil au jour précédent... L'Eglise, longtemps maîtresse des mœurs et des éducations, ne parvient plus elle-même à faire briller ses lueurs d'espérance ; c'est un catholicisme du statu quo et du « circulez y a rien à voir »... L'Etat quant à lui n'a rien à proposer aux masses populaires espagnoles. Il est trop occupé à se déchirer entre spoliateurs rivaux ! Cette pauvre Espagne qui donc ne se renouvelle pas renferme un terrible phénomène social et culturel de résignation et d'amertume, d'où jailliront les passions et les violences des années 30.

 

   N'exagérons pas toutefois l'explication « imagée » et « caractérielle » (du type, « les Espagnols ont le sang chaud... ») qui risque fort de ne rien expliquer du tout. La guerre civile fut une escalade de mauvais choix, de mauvaises décisions et de désinformation, déchaînant les incompréhensions et les paniques4.

 

 

1: Publié chez Fayard en 2008, 390 pages.

2: Publié chez L'Artilleur. Cette traduction tardive et chez un éditeur assez marginal s'explique aisément : le livre de Pio Moa va à l'encontre de la « doxa » dominante et dominatrice qui règne en France sur la question de la guerre civile espagnole. La revue L'Histoire s'est empressée de consacrer un dossier spécial aux « erreurs » de Pio Moa.

3: J. Ortega Y Gasset, España invertebrada, 1921.

4: Voir Bartolomé Bennassar, La guerre d'Espagne et ses lendemains, Perrin, 2004, Tempus, 2006, pp. 326-346

 


07/06/2023
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Sur l'Italie des années 50

 

 

    A propos de l'Italie je retrouve dans mes affaires un petit livre du philosophe Jean-François Revel écrit à la fin des années 501 ; je ne m'attends pas à grand chose sur le Giro, ce n'est pas le style du monsieur ; mais ça peut se lire quand même, en mode canapé.

 

     Revel a vécu et enseigné en Italie, à Florence je crois, et il se livre à des observations concrètes et parfois un peu crues, notamment sur la misère sexuelle et la prostitution ; lui-même s'est « prêté » à l'expérience du bordel, où il n'a rien pu faire (fiasco), dégoûté par la femme sur qui il est tombé (il s'attendait à pouvoir choisir, le naïf !), et qui l'a renvoyé en lui criant, « eh ! les Italiens, eux, ils baisent ! Et rappelle-toi que les Italiennes sont les meilleures du monde, y compris moi ! » -

 

     Revel s'élève (se dresse?) un peu contre les préjugés qui ont cours sur l'Italie ; beaucoup d'auteurs idéalisent ou embellissent l'Italie en raison de son passé, de son histoire ; mais quand on est vraiment confronté à la vie quotidienne de ce pays, de ses femmes, de ses cafés, de sa culture catholique et de son fascisme persistant, on a un tout autre point de vue, nous dit Revel. Ce n'est pas du tout le pays de la bonne humeur, de la conversation joyeuse, de l'élégance et du raffinement, pas du tout le plus beau pays du monde, et sûrement pas le pays de l'amour ! Mais les Italiens pourtant y croient eux-mêmes, par vanité, par gloriole, et surtout en raison de leur éducation, familiale, catholique et scolaire, qui leur a appris que leur pays a tout inventé et tout compris avant les autres.

 

     Sur le plan de la littérature, de la philosophie, et même du cinéma, Revel n'est guère emballé par les productions italiennes ; La Strada de Fellini lui semble assez faux et le soi-disant réalisme ou néo-réalisme du cinéma italien est une notion inventée par des intellos parisiens qui ne connaissent rien de l'Italie. Le grand écrivain italien des Italiens, l'équivalent de Hugo, c'est Manzoni avec son roman Les Fiancés (I Promessi Sposi) écrit au milieu du XIXe et qui se détache en effet du niveau extrêmement bas et faible de la littérature italienne du XIXe, fait observer Revel (qui ne dit pas un mot de Leopardi). Le succès scolaire et social des Fiancés repose sur le fait qu'il n'y est absolument pas question de sexe et de sexualité ; cela rassure tout le monde, à commencer par l'Eglise. Revel ne cache pas son aversion pour celle-ci.

 

     Et le sport ? Il contribue à l'aliénation d'un pays déjà passablement aliéné par d'autres facteurs, nous dit Revel. L'émotion du résultat, qui est une émotion très basse, domine les opinions et les comportements des tifosi ; « je trouve que c'est d'une banalité et d'un ennui profonds, d'une monotonie accablante et d'une désespérante tristesse. » (page 225).

 

     Le Risorgimento ? « Il se veut anticlérical et démocratique, c'est entendu. Son résultat politique est hautement heureux. Mais son idéologie développe le goût de la déclamation, de la phrase vide, le nationalisme aveugle et hystérique contraire à tout esprit critique, à toute largeur d'esprit. Enfin, sur le terrain esthétique et littéraire, triomphe du mauvais goût et du hurlement. » (page 141).

 

 

 

     Bon, on va s'arrêter là. Jean-François Revel est aujourd'hui un monsieur relativement oublié ; il fut académicien vers la fin de sa vie, ce qui n'arrangea rien évidemment à sa réputation déjà très mauvaise dans le milieu universitaire et gauchisant ; je me souviens de lui dans les émissions de Michel Polac au début des années 80, il incarnait le type de droite, libéral, pro-américain, assez caustique sur les valeurs sociales et démocratiques du système français. Outre son essai contre l'Italie, malicieusement intitulé Pour l'Italie, il a aussi écrit un essai contre Descartes2.

 

 

1: Pour l'Italie ou l'Italie des années 50, Julliard, 1958, repris dans la collection Bouquins, Robert Laffont, 1997.

2: Descartes inutile et incertain, 1976.

 


31/05/2023
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Giro de Pierre Carrey

 

 

    J'ai terminé le Giro de Pierre Carrey*. Un peu décevant. Les derniers chapitres sont très brouillons, beaucoup moins maîtrisés que les premiers. On devine une certaine fatigue de l'auteur ; et il y a de quoi. L'impression générale qui ressort de cette histoire du Giro c'est en effet la confusion, les trucages, les combinazione et le dopage qui n'ont cessé de rythmer cette course.

 

*: Giro, la course la plus dure du monde dans le plus beau pays du monde, Hugo Sports, poche, 2021

 

    Pierre Carrey a découpé son livre en 26 chapitres qui suivent la chronologie du Giro ; son livre (version poche) compte 390 pages ; à la page 200, donc la moitié, l'auteur évoque le dopage des années 50, avec cette phrase que je peine à comprendre : « … ce gregario tellement accro qu'il dope un chat trouvé sur le bord de la route. » Un gregario, c'est un équipier, ça je sais, mais comment doper un chat ? Le produit magique de l'époque c'est la Simpamina : quelques gouttes dans un verre de vin et c'est la danse de la saint guy ! Tous les coureurs en prennent. Aucun contrôle. Page 300, où en est-on ? Les deux victoires de Indurain en 1992 et 93, coincées dans un chapitre intitulé « Un show à paillettes », que l'auteur explique page 306: «  Le Giro, ces années-là, baigne dans une prospérité nouvelle, rejeton clinquant du show biz, mais cet état de bonheur s'abreuve indirectement à ce que le pays possède de plus dangereux, la collusion de la politique et de l'argent... » Le nom de Berlusconi apparaît quelques lignes plus loin. Je ne vois pas ce qu'il y a de dangereux là-dedans : la politique et l'argent ont toujours fonctionné ensemble. En Italie comme ailleurs ; et puis la phrase est moche : « baigne, s'abreuve à... » - On sent le point de vue français : le moralisme sec.

 

   Je l'ai déjà dit : pas assez de géographie dans cette histoire du Giro ; Pierre Carrey pourtant avait tous les éléments, toutes les données pour nous en dire davantage ; car il a beaucoup lu et beaucoup travaillé son sujet ; oui, annonce-t-il assez vite, le Giro a contribué à « unifier » l'Italie, des Alpes à la Sicile, mais comment y est-il parvenu ? Et de quelle « unification » s'agit-il ? Les coureurs et les journalistes sentent les différences, plus qu'en France, entre le Nord, le Sud, le Centre, les côtes et l'intérieur. Dans les années 1920-30, le Giro s'aventure un peu dans le fin fond de la botte, et aborde la Sicile. La misère du pays est telle alors que les coureurs se font copieusement voler leurs affaires et leurs provisions. Le matériel est soumis à rude épreuve dans des contrées reculées (voir le roman de Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli) où les routes ne sont évidemment pas asphaltées. Pierre Carrey signale les progrès mécaniques accomplis justement par des inventeurs et bricoleurs italiens : Campagnolo, Pinarello, Colnago...

 

    C'est la course la plus dure du monde, en raison de l'état des routes, des dangers, des ravins, des tunnels non éclairés, des tifosi fanatiques, capables de tout pour faire perdre un adversaire de leur favori, en raison de la météo souvent hivernale sur les cols des Dolomites, en raison des tractations entre l'organisateur et les équipes... Pierre Carrey dit clairement que pour gagner le Giro il faut que l'organisateur soit d'accord! Bernard Hinault et son équipe ont exigé une énorme caution au départ : si tout se passe « normalement », si nous gagnons ou perdons à la régulière, nous vous redonnerons le chèque, sinon... L'organisateur des années 80 est d'accord : oui, il faut que le Giro s'ouvre à la concurrence étrangère, il en va de la « crédibilité » sportive de l'épreuve.

 

    Longtemps organisé par le journal La Gazetta dello sport (fondateur de l'épreuve), le Giro (comme le Tour de France avec le journal L'Equipe) passe sous le contrôle d'une société de communication et de médias, RCS, au début des années 2000 : les droits télé ont explosé, la diffusion s'est internationalisée, anglicisée, et le Pro-Tour UCI (World-Tour !) a un peu pris la direction du business tout en supervisant l'organisation.

 

    J'aurai l'occasion de reparler de cette affaire World-Tour UCI au moment du Tour de France. Pour en terminer avec le livre de Pierre Carrey, disons que c'est quand même un bon petit livre bien intéressant, rempli de renseignements, d'anecdotes et de portraits de coureurs qui plairont au public du cyclisme.

 

    Pierre Carrey est plus clair dans ses entretiens qu'il ne l'est dans son livre : si le Giro unifie l'Italie c'est à travers les rivalités des coureurs italiens, Coppi/Bartali surtout, qui divisent l'opinion publique mais font augmenter aussi par la même occasion le sentiment national. Tous les vainqueurs du Giro sont italiens de 1909 à 1949 ; tous italiens encore entre 1997 et 2007. Rivalité avec le Tour de France ? Pierre Carrey rappelle les origines assez semblables des deux courses, toutes deux lancées et organisées par un journal sportif ; toutes deux livrées très vite à toutes les turpitudes et « combinazione ». Mais le Tour de France impose en 1930 sa « révolution » : désormais la course se déroulera par équipes nationales qui auront le même matériel. Le Giro, lui, reste livré aux stratégies des équipes de marques privées.

    Après guerre, nous dit Pierre Carrey, L'Equipe et la presse française tendent à dénigrer un peu la course italienne: la rivalité Coppi/Bartali est jugée étouffante et ennuyeuse, les coureurs étrangers n'ont quasiment aucune chance de s'imposer, et l'organisation laisse à désirer en de nombreuses circonstances... Epoque révolue : depuis les années 2000, explique Carrey, le Giro a gagné en notoriété et en « respectabilité » (!) ; il est même plus « spectaculaire» et plus « innovant » que le Tour, plus vivant et plus chaleureux, plus « punchy » et plus « sexy »... Les paysages et le patrimoine italiens sont vraiment au bord de la route, ils escortent le peloton, tandis que sur le Tour il y a une séparation entre ce que montre la télé française et ce que voient vraiment les coureurs et les spectateurs1 - Et surtout le Giro est beaucoup plus imprévisible que le Tour ! Les récents vainqueurs n'étaient pas des favoris au départ : Hindley l'an dernier, Geoghegan Hart en 2020, Carapaz en 2019... La course italienne, beaucoup plus piégeuse que la française, va jusqu'à déjouer maintenant les stratégies les plus calculées...

 

1: « Le Giro caresse des ruines antiques ou des volcans. Les coureurs peuvent quasiment toucher les monuments du bout des doigts tout en roulant. Sur le Tour, les merveilles du patrimoine sont certes exposées à la télévision, mais alors que le peloton se trouve parfois à dix ou quinze kilomètres de là ! » - Entretien de Pierre Carrey sur le site ecrirelesport.wixsite.com, 11 mai 2019.

 


24/05/2023
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