En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Giro de Pierre Carrey

 

 

    J'ai terminé le Giro de Pierre Carrey*. Un peu décevant. Les derniers chapitres sont très brouillons, beaucoup moins maîtrisés que les premiers. On devine une certaine fatigue de l'auteur ; et il y a de quoi. L'impression générale qui ressort de cette histoire du Giro c'est en effet la confusion, les trucages, les combinazione et le dopage qui n'ont cessé de rythmer cette course.

 

*: Giro, la course la plus dure du monde dans le plus beau pays du monde, Hugo Sports, poche, 2021

 

    Pierre Carrey a découpé son livre en 26 chapitres qui suivent la chronologie du Giro ; son livre (version poche) compte 390 pages ; à la page 200, donc la moitié, l'auteur évoque le dopage des années 50, avec cette phrase que je peine à comprendre : « … ce gregario tellement accro qu'il dope un chat trouvé sur le bord de la route. » Un gregario, c'est un équipier, ça je sais, mais comment doper un chat ? Le produit magique de l'époque c'est la Simpamina : quelques gouttes dans un verre de vin et c'est la danse de la saint guy ! Tous les coureurs en prennent. Aucun contrôle. Page 300, où en est-on ? Les deux victoires de Indurain en 1992 et 93, coincées dans un chapitre intitulé « Un show à paillettes », que l'auteur explique page 306: «  Le Giro, ces années-là, baigne dans une prospérité nouvelle, rejeton clinquant du show biz, mais cet état de bonheur s'abreuve indirectement à ce que le pays possède de plus dangereux, la collusion de la politique et de l'argent... » Le nom de Berlusconi apparaît quelques lignes plus loin. Je ne vois pas ce qu'il y a de dangereux là-dedans : la politique et l'argent ont toujours fonctionné ensemble. En Italie comme ailleurs ; et puis la phrase est moche : « baigne, s'abreuve à... » - On sent le point de vue français : le moralisme sec.

 

   Je l'ai déjà dit : pas assez de géographie dans cette histoire du Giro ; Pierre Carrey pourtant avait tous les éléments, toutes les données pour nous en dire davantage ; car il a beaucoup lu et beaucoup travaillé son sujet ; oui, annonce-t-il assez vite, le Giro a contribué à « unifier » l'Italie, des Alpes à la Sicile, mais comment y est-il parvenu ? Et de quelle « unification » s'agit-il ? Les coureurs et les journalistes sentent les différences, plus qu'en France, entre le Nord, le Sud, le Centre, les côtes et l'intérieur. Dans les années 1920-30, le Giro s'aventure un peu dans le fin fond de la botte, et aborde la Sicile. La misère du pays est telle alors que les coureurs se font copieusement voler leurs affaires et leurs provisions. Le matériel est soumis à rude épreuve dans des contrées reculées (voir le roman de Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli) où les routes ne sont évidemment pas asphaltées. Pierre Carrey signale les progrès mécaniques accomplis justement par des inventeurs et bricoleurs italiens : Campagnolo, Pinarello, Colnago...

 

    C'est la course la plus dure du monde, en raison de l'état des routes, des dangers, des ravins, des tunnels non éclairés, des tifosi fanatiques, capables de tout pour faire perdre un adversaire de leur favori, en raison de la météo souvent hivernale sur les cols des Dolomites, en raison des tractations entre l'organisateur et les équipes... Pierre Carrey dit clairement que pour gagner le Giro il faut que l'organisateur soit d'accord! Bernard Hinault et son équipe ont exigé une énorme caution au départ : si tout se passe « normalement », si nous gagnons ou perdons à la régulière, nous vous redonnerons le chèque, sinon... L'organisateur des années 80 est d'accord : oui, il faut que le Giro s'ouvre à la concurrence étrangère, il en va de la « crédibilité » sportive de l'épreuve.

 

    Longtemps organisé par le journal La Gazetta dello sport (fondateur de l'épreuve), le Giro (comme le Tour de France avec le journal L'Equipe) passe sous le contrôle d'une société de communication et de médias, RCS, au début des années 2000 : les droits télé ont explosé, la diffusion s'est internationalisée, anglicisée, et le Pro-Tour UCI (World-Tour !) a un peu pris la direction du business tout en supervisant l'organisation.

 

    J'aurai l'occasion de reparler de cette affaire World-Tour UCI au moment du Tour de France. Pour en terminer avec le livre de Pierre Carrey, disons que c'est quand même un bon petit livre bien intéressant, rempli de renseignements, d'anecdotes et de portraits de coureurs qui plairont au public du cyclisme.

 

    Pierre Carrey est plus clair dans ses entretiens qu'il ne l'est dans son livre : si le Giro unifie l'Italie c'est à travers les rivalités des coureurs italiens, Coppi/Bartali surtout, qui divisent l'opinion publique mais font augmenter aussi par la même occasion le sentiment national. Tous les vainqueurs du Giro sont italiens de 1909 à 1949 ; tous italiens encore entre 1997 et 2007. Rivalité avec le Tour de France ? Pierre Carrey rappelle les origines assez semblables des deux courses, toutes deux lancées et organisées par un journal sportif ; toutes deux livrées très vite à toutes les turpitudes et « combinazione ». Mais le Tour de France impose en 1930 sa « révolution » : désormais la course se déroulera par équipes nationales qui auront le même matériel. Le Giro, lui, reste livré aux stratégies des équipes de marques privées.

    Après guerre, nous dit Pierre Carrey, L'Equipe et la presse française tendent à dénigrer un peu la course italienne: la rivalité Coppi/Bartali est jugée étouffante et ennuyeuse, les coureurs étrangers n'ont quasiment aucune chance de s'imposer, et l'organisation laisse à désirer en de nombreuses circonstances... Epoque révolue : depuis les années 2000, explique Carrey, le Giro a gagné en notoriété et en « respectabilité » (!) ; il est même plus « spectaculaire» et plus « innovant » que le Tour, plus vivant et plus chaleureux, plus « punchy » et plus « sexy »... Les paysages et le patrimoine italiens sont vraiment au bord de la route, ils escortent le peloton, tandis que sur le Tour il y a une séparation entre ce que montre la télé française et ce que voient vraiment les coureurs et les spectateurs1 - Et surtout le Giro est beaucoup plus imprévisible que le Tour ! Les récents vainqueurs n'étaient pas des favoris au départ : Hindley l'an dernier, Geoghegan Hart en 2020, Carapaz en 2019... La course italienne, beaucoup plus piégeuse que la française, va jusqu'à déjouer maintenant les stratégies les plus calculées...

 

1: « Le Giro caresse des ruines antiques ou des volcans. Les coureurs peuvent quasiment toucher les monuments du bout des doigts tout en roulant. Sur le Tour, les merveilles du patrimoine sont certes exposées à la télévision, mais alors que le peloton se trouve parfois à dix ou quinze kilomètres de là ! » - Entretien de Pierre Carrey sur le site ecrirelesport.wixsite.com, 11 mai 2019.

 



24/05/2023
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