En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Clochemerle

 

    Comme beaucoup, j'avais entendu parler de Clochemerle, et je savais que c'était un roman qui évoquait les disputes d'un village français. Mais ce roman, je ne l'avais jamais lu, et j'en connaissais à peine son auteur, Gabriel Chevallier. De cet auteur j'avais lu La Peur, récit réaliste de l'expérience d'un soldat de 14-18, texte de grande qualité qu'il m'arrive de conseiller aux élèves. Clochemerle a été écrit un peu après, et publié en 1934 (Editions Rieder); ce fut un succès commercial, traduit en une vingtaine de langues, qui permit à son auteur de désormais vivre de sa plume; il se maria dans la foulée.

 

    Il donna une suite à Clochemerle, mais son oeuvre fut peu à peu oubliée; les années 50 et 60 n'étaient pas favorables à ce type de littérature qualifiée de "folklorique" ou de "burlesque"; Chevallier meurt en 1969. D'après Victorine, qui fut institutrice, certains extraits de Clochemerle pouvaient encore être donnés en lecture niveau CM2 dans les années 70 et 80. Des extraits soigneusement choisis pour la densité du vocabulaire et des descriptions. Car, dans son ensemble, le roman est très "sulfureux", et je ne m'étonne pas qu'il ne fût ni étudié ni signalé pendant mes années de collège (catholique) et de lycée public à Vitré. Sulfureux ou disons très caustique en effet par ses portraits des habitants et des habitantes de Clochemerle, qu'il s'agisse de l'instituteur laïcard, du maire opportuniste, du curé influençable, et des femmes du village souvent réduites à leurs hormones et à leurs poitrines par le romancier; bref, deux forces principales animent le village, ses opinions et ses moeurs: le vin et le sexe, mais ces deux forces en entraînent surtout une troisième, le langage. A la base de l'histoire ou de l'affaire qui divise le village, un petit édicule qui précisément mobilise ces trois forces: une pissotière publique que le maire décide de placer à proximité de l'église et de l'auberge.

 

   Le roman est très bien construit en vingt chapitres d'une vingtaine de pages chacun; Chevallier utilise plusieurs types de styles, tantôt savant, descriptif, géographique et sociologique en quelque sorte, tantôt oral, familier et local, quand il fait parler les protagonistes de l'affaire. Il introduit aussi quelques digressions satiriques, l'une sur l'armée et son patriotisme alcoolique, l'autre sur la République et ses incompétences hiérarchiques. Même si l'ensemble de l'affaire peut sembler burlesque, bouffon, grotesque, l'enchaînement des faits et des décisions ne manque pas de justesse. Quant aux opinions morales et pratiques des uns et des autres, elles sont souvent (presque toujours) associées à leur statut, à leur rôle social, à leurs intérêts, et aussi, dans le cas des femmes, à leur physique. Ce tableau romanesque est peu flatteur, peu édifiant, et le romancier semble s'amuser du déterminisme, disons "populiste", qui rabaisse et réduit les individus de son histoire. Evidemment, ce n'est pas un essai social, humaniste, ou existentialiste; et on est loin des finesses, des introspections ou des contorsions morales d'un André Gide, ou d'un François Mauriac; je ne crois pas, d'autre part, que la presse de gauche, surtout communiste, ait vraiment apprécié Clochemerle à sa sortie; quant aux intellectuels engagés, ils n'ont pas dû daigner le lire, y voyant même une forme d'anarchisme politique tout à fait contraire aux idéaux universels démocratiques (anti-fascistes) de la France. Pendant la seconde guerre, et après, Gabriel Chevallier a même écrit des choses plutôt favorables à Pétain; c'est dire son inconscience et son inconsistance politiques !

 

   On trouve aujourd'hui sur internet beaucoup de critiques et de références à Clochemerle, souvent très élogieuses; j'ai noté par exemple celle du professeur d'histoire Christian Bouvet, que j'ai connu comme inspecteur pédagogique au début des années 1990 (hélas il ne vint pas m'inspecter). Quant au livre lui-même, je l'ai trouvé chez Victorine, dans une édition de poche de 1965, très jaunie; je suis aujourd'hui à la recherche de la suite: Clochemerle-Babylone et Clochemerle-les-Bains.   

 

   Pour finir, je donne un extrait du roman, qui pourra séduire ou dissuader de possibles lecteurs:  

 

   " Le printemps, cette année-là, fut remarquablement doux, remarquablement précoce et fleuri. Les bonnes transpirations de la poitrine et du dos commencèrent bientôt à mouiller les chemises, et l'on entreprit, dès le mois de mai, de boire à la cadence d'été, laquelle est, à Clochemerle, fameuse cadence, dont ne peuvent se faire la moindre idée les faibles buveurs et pâlots buveurs de la ville. Ces grands élans du gosier eurent pour conséquence, dans les organismes mâles, un travail rénal très soutenu, suivi de joyeuses dilatations des vessies, qui demandaient à s'épancher fréquemment. Sa favorable proximité de l'auberge Torbayon valut à l'urinoir une grande faveur. Sans doute le besoin des buveurs eût trouvé à se satisfaire dans la cour de l'auberge, mais le lieu était sombre, mal odorant et mal entretenu, sans gaieté. On y était comme en pénitence, on s'y conduisait à l'aveuglette et jamais sans dommage pour sa chaussure. On avait aussi vite fait de traverser la rue. Cette seconde méthode offrait plusieurs avantages: celui de se dégourdir les jambes, le plaisir de la nouveauté, et c'était aussi l'occasion de jeter en passant un coup d'oeil sur Judith Toumignon, bien satisfaisante toujours à regarder, et dont la plastique irréprochable meublait l'imagination." (1)

 

(1): Gabriel Chevallier, Clochemerle, J'ai Lu, 1965, pp. 116-117.                                           

 



03/03/2019
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