En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

essai


Rétro: Sallanches 1980

 

 

  Je regarde hier soir (sur internet) une vidéo de la victoire de Bernard Hinault aux championnats du monde de Sallanches le 31 août 1980. Le parcours était semblable à celui du contre-la-montre d'hier qui nous a tous abattus (j'écris ces lignes au lendemain du coup de massue de Vingegaard). Mais la région a bien changé, et les spectateurs aussi. Que se passe-t-il en France en cette fin d'été 1980 ?

   Le climat social et politique est morose (c'est la fin des vacances, même si les élèves ne reprennent le chemin de l'école qu'à la mi-septembre ! En ce 31 août je suis moi-même chez un copain qui joue dans une fanfare de village et participe à des kermesses, je dois l'accompagner, et donc pas de télé!) - Giscard est à la tête du pays mais sa politique est mise en difficulté : affaire des diamants, affaire de Broglie, nouveau choc pétrolier avec la révolution islamique en Iran, invasion de l'Afghanistan par l'URSS, etc. Giscard essaie d'adopter un style présidentiel supérieur qui ne suscite que sarcasmes et plaisanteries (sketchs de Thierry Le Luron, etc.). Le premier ministre Raymond Barre impose une politique de rigueur monétaire qui comprime les salaires et ouvre toutes grandes les voies de la contestation sociale. La gauche se prépare à l'élection présidentielle de 1981.

   Tel est donc à peu près le contexte quand Bernard Hinault s'élance sur le circuit très difficile de Sallanches qu'il a reconnu deux jours avant : taillé sur mesure pour lui. Mais la saison du « blaireau » a été compliquée : il a gagné Liège-Bastogne-Liège sous la neige (et a perdu l'usage d'un doigt, gelé) puis le Giro (avec autorité), mais il abandonne sur le Tour à la veille de la première étape de montagne. Il est donc très attendu à Sallanches. Sa préparation a été perturbée par une dysenterie sur le Tour du Limousin. Un stage dans le Morvan l'a requinqué. Il est très sûr de lui en arrivant à Sallanches. « Prépare le champagne, on va être champion du monde ce soir » dit-il au patron de l'hôtel qui héberge l'équipe de France. Hinault a prévenu ses partenaires nationaux : vous faites les dix premiers tours et je me charge de la suite. Ce qui veut dire, vous accentuez progressivement l'allure, vous durcissez la course, vous écrémez le peloton quoi, et moi je porte le coup final.

    Seul Baronchelli résiste au rythme puissant du Français ; mais dans le dernier tour, au début de la montée de Domancy, l'Italien change de braquet, cafouille un peu, et Hinault en profite pour « lui en mettre une » (jargon cycliste pour désigner une attaque). Il est parti, accélère et l'emporte avec plus d'une minute d'avance ; seuls 15 coureurs terminent les championnats. Tout s'est passé comme prévu pour Hinault : « je savais que j'étais le plus fort ».

    La retransmission télé est de mauvaise qualité et la réalisation est catastrophique: l'attaque de Hinault n'a même pas été montrée en direct, la réalisation s'attarde à ce moment-là sur un ralenti qui n'a aucun intérêt. On ne voit jamais ce qui se passe derrière les deux coureurs échappés. Les commentaires sont assurés par Jean-Michel Leulliot, Bernard Giroux et Raymond Poulidor. Hinault ne porte ni casque ni casquette (il en portait une au début de la course mais il l'a enlevée). On voit les visages des coureurs à cette époque. « Il a les dents serrés et la mâchoire énergique «  fait remarquer Leulliot. Baronchelli, lui, grimace un peu, mais « il faut se méfier avec les Italiens, commedia dell'arte ! » ajoute le commentateur... « Dans son style caractéristique... » est l'expression qui revient le plus souvent pour qualifier la puissance du coureur français. Son équipier Bernard Vallet est interrogé, en larmes, en regardant les dernières minutes du championnat.

 

Hinault va lâcher Baronchelli dans quelques instants

Hinault va lâcher Baronchelli dans quelques instants


19/07/2023
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Le foot est-il né en Italie ?

 

 

    Maradona et Zidane ont tous les deux joué en Italie ; l'Italie c'est le passage obligé du footballeur. C'est le pays du foot, et de bien d'autres choses encore.

Nous sommes des rigolos, nous autres Français, à côté de la science footballistique des Italiens.

Que l'Italie ne se soit pas qualifiée pour les deux dernières coupes du monde ne prouve pas que le football italien se porte mal. Certains diront même : au contraire !

 

    On nous serine tout le temps avec la corruption italienne, les paris sportifs et les matchs truqués ; mais l'Italie est aussi capable d'une très grande rigueur ; l'un n'empêche pas l'autre, du reste, et je dirai même plus : la corruption et la rigueur ne sont-elles pas une seule et même chose, simplement divisée en deux options ? Une option libérale et une option administrative.

   C'est toute l'histoire de l'Italie depuis le Risorgimento : les libertés locales (communales, régionales) contre/avec l'essor administratif centralisé. Le fascisme étatique a modifié le rapport de forces. L'Etat c'est Tout, a dit Mussolini (la notion de totalitarisme vient d'Italie, sous la plume, je crois, d'un certain Amendola). En 1934 et en 1938 la Squadra Nera (elle joue en maillots noirs) remporte les deux coupes du monde : rigueur et discipline fascistes face à des adversaires encore un peu amateurs. La série A (première division) est créée au début des années 30 et le mot tifosi apparaît aussi à ce moment-là; choix de couleurs intéressant dans le contexte du fascisme : le Torino et l'AS Roma optent pour des maillots rouge foncé : vous voulez dire rouge-brun ? 1

 

    Le Risorgimento a-t-il unifié la péninsule ? Oui, par l'administration, par l'instruction, par les journaux. Non, parce que les « contrastes » sociaux et régionaux n'ont pas été éliminés ; parce que le Risorgimento est surtout une période d'émigration italienne (vers la France, vers les USA) – Aux yeux des fascistes, c'est donc plutôt une période de décadence, de dissolution, d'affaiblissement : la culture administrative formaliste et procédurière tend à écraser les esprits, les tempéraments, les « caractères ». Elle produit du conformisme, du découragement et même de la névrose2. L'Etat italien lui-même donne l'exemple, sinon du découragement, du moins de l'indécision, de la procrastination, voire de la schizophrénie (revirement d'alliances pendant la guerre 14-18).

     D'où l'importance de la culture sportive dans le régime fasciste : des règles simples, claires, une discipline des esprits et des corps ; la revalorisation des valeurs viriles, martiales ? Sans doute. En tout cas, valoriser l'unité nationale à travers le patriotisme sportif et les compétitions internationales, ça oui, c'est évident. Forza Italia. Ce programme bien entendu n'élimine pas les rivalités internes ; il les encourage, il s'en sert ! (exemple, la rivalité cycliste Coppi/Bartali). Le fascisme divise pour régner ? Probable. En tout cas son Etat s'effondre rapidement. Sa base était fragile, diront certains ; mais non, selon les autres, la culture fasciste s'est perpétuée, renouvelée, revêtue des habits neufs de l'américanisme et de la consommation ; elle a poursuivi son travail de sape d'abrutissement des masses par le spectacle des fausses libertés individuelles ; c'est le point de vue d'un Pasolini.3

 

    Le foot italien, quoi qu'il en soit, s'inscrit dans une longue histoire, plus ancienne que celle de l'Angleterre ; le foot n'est donc pas né en Angleterre à l'époque victorienne. Pour l'historien allemand Horst Bredekamp, il est né à Florence au Moyen Age.4 Dès le XIVe, écrit-il, « on peut lire des récits où des meurtriers poussent devant eux la tête de leur victime ». Puis on passe à l'idée d'un football pratiqué avec les crânes des adversaires ; enfin, dans un drame de 1612, l'auteur anglais John Webster prête à un prince Médicis d'avoir dit qu'il ne trouvera de repos jusqu'à ce qu'il puisse jouer au football avec la tête de son ennemi.

    Contrairement donc à ce qu'on a longtemps cru, explique l'historien, l'anecdote littéraire révèle que le football était connu et même prisé de la noblesse ; il ajoute aussitôt avec humour : les Médicis auraient sans doute assisté aux matchs de la Fiorentina, « et cela nous réconcilie avec nombre de leurs méfaits ».

 

    En étudiant des eaux-fortes et des gravures de la fin du XVIe et du début du XVIIe, Horst Bredekamp nous présente le « calcio » florentin : un jeu de pied (puisque calcio veut dire coup de pied) sur un terrain délimité et qui consiste à lancer une balle au-delà d'une ligne ; s'affrontent deux équipes de 27 joueurs chacune, dont cinq qui s'appellent des « destructeurs » ! Cela ressemble quand même davantage au rugby qu'au foot moderne. Certains matchs sont mieux organisés que d'autres : on parle alors d'un calcio gala, où les joueurs sont des jeunes gens de bonnes familles, souvent nobles, et magnifiquement vêtus. Des tribunes sont installées, remplies de plusieurs milliers de spectateurs.

    Un tel spectacle n'est évidemment pas du goût de tout le monde ; le moine Savonarole veut l'interdire et le calcio est de fait interrompu pendant quelque temps. Mais il revient en force, et se donne des significations nouvelles : on veut y voir une pratique populaire et même républicaine héritée des Romains voire des Grecs ! Avec Galilée et les découvertes astronomiques, on va jusqu'à comparer le mouvement de la balle à celui des planètes ! Mais on se pose alors de graves questions : quel est le rôle de l'homme (du joueur) dans cette affaire ? Pourquoi la balle est-elle plus favorable aux uns qu'aux autres ? Qui en décide ? Hasard ou Fortune ?

 

    Le calcio vise à former et à exercer des joueurs rapides, adroits et puissants. Avec 27 joueurs des stratégies collectives sont indispensables. Bref, c'est un sport militaire ? Oui mais pas seulement, explique l'historien. C'est aussi et surtout une mise en scène du pouvoir et de la société, qui vise notamment à « canaliser » les énergies, voire les « pulsions ». Le calcio aurait donc une valeur « curative » de « soulagement », permettant d'éviter les rébellions et les « décharges » (au sens sexuel) qui pourraient troubler l'ordre public (et la vertu des femmes!).

    Dans ce registre, des critiques et des satires apparaissent chez ceux qui n'y jouent pas ou en contestent les supposées valeurs physiques ; ce jeu très maniéré auquel s'adonnent les petits messieurs bien vêtus de la ville n'est pas si « viril » qu'on le dit. La balle ou les balles du calcio sont évidemment renvoyées aux parties génitales de l'homme. Mieux vaut jouer à la balle au poing plutôt qu'à coup de pied, font remarquer les satiristes, parce qu'au poing on peut jouer par tous les temps et mieux vaut « une balle velue qu'un ballon lisse et mou ».

 

 

1: Voir Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010 et 2014, coll. Tempus, p. 246.

2: Le phénomène est constaté ailleurs et la littérature s'en fait l'écho : je pense au grand roman de Musil, L'homme sans qualités. Ainsi qu'à toute l'oeuvre de Kafka.

3: Pasolini, Ecrits corsaires, 1975, traduction française en 1976, puis Flammarion, coll. Champs, 2018.

4: H. Bredekamp, Le football florentin. Les jeux et le pouvoir à la Renaissance, Diderot Editeur, Paris, 1995. Voir aussi Laurent Turcot, Sports et loisirs, une histoire des origines à nos jours, Gallimard, Folio-histoire, 2016, pp. 337-343. Et Paul Dietschy, Histoire du football, op.cit. pp. 27-31.

 


18/06/2023
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Qui est responsable de la guerre 14-18 ?

 

 

    La question des « responsabilités » de la guerre a longtemps été étudiée, débattue ; la défaite de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie en novembre 1918 s'est accompagnée de leur « culpabilité » quelque temps après lors des traités de paix ; petit problème quand même, les deux empires en question avaient cessé d'exister ! La « faute allemande » fut un alibi pour tous les autres, ainsi que l'écrit Luciano Canfora1, tandis que la culpabilité de l'Autriche-Hongrie fut largement diffusée dans les journaux français par les réseaux maçonniques2.

 

    Le point de vue pacifiste des années 20-30 consista bien sûr à accuser les milieux militaires, qui avaient poussé au déclenchement de la guerre puisqu'ils voulaient tester la valeur de leurs plans ! Le point de vue communiste, marxiste-léniniste, quant à lui, désignait l'impérialisme capitaliste, les industriels, les « marchands de canons », peu importe leur nationalité ! Ce point de vue d'extrême-gauche inspira aussi l'extrême-droite, qui lui ajouta sa petite touche personnelle : le rôle des juifs !

 

   Hitler fit la synthèse : les juifs et les communistes, donc aussi les socialistes-traîtres, tels furent les véritables responsables de la défaite allemande. Pourtant les sociaux-démocrates allemands votèrent en août 14 les crédits de guerre, persuadés comme leurs homologues français que leur pays se défendait d'une agression. De la part de qui ? Berlin accusait Petrograd. Petrograd accusait Vienne. Vienne accusait Belgrade. Il est vrai que ce fut un jeune nationaliste serbe, d'un nom étrange, Gavrilo Prinzip, qui le 28 juin 1914 à Sarajevo « mit le feu aux poudres ». Tout le monde le sait, le savait, les Balkans sont une « poudrière » !

 

    Après 1945 et plus encore après 1955, avec la construction européenne et la guerre froide, le sentiment de culpabilité allemand (Schuldgefühl ! ) devint un bon sentiment, non pas honteux, mais honnête et serein. Ce fut l'historien de Hambourg Fritz Fischer qui en 1961 relança l'idée ou la thèse de la forte responsabilité du deuxième Reich dans le déclenchement de la Première guerre3. Cette thèse fut combattue par les anciens historiens mais bien accueillie par les jeunes. Elle allait dans le sens d'une nouvelle Allemagne, d'une nouvelle culture allemande débarrassée de ses « vieux démons » et de ses sombres fantasmes au profit d'un réalisme libéral et social qui assumait avec sérénité et une quasi décontraction décomplexée l'idée que les pangermanistes pervers de 1914 aient pu en effet vouloir la guerre. Pour appuyer dans ce sens, le général de Gaulle trouva judicieux de faire visiter au chancelier Adenauer en 1962 la cathédrale de Reims bombardée par l'armée pangermaniste de 1914 !

 

   Cela étant, Adenauer fit remarquer au général qu'il ne fallait quand même pas pousser le bouchon (de Champagne ? ) un peu trop loin. Le sentiment de culpabilité allemand ne devait pas donner à la France le sentiment qu'elle était de son côté innocente de tout ! Rassurez-vous, lui répondit sans doute de Gaulle, avec la fin de la guerre d'Algérie, nous avons nous aussi notre mauvaise conscience.

 

 

1: Luciano Canfora, 1914, publié en français en 2014, chez Flammarion, coll. Champs-histoire. L'historien italien fait observer également et très justement : «  Les régimes qui s'effondrent sont donc ceux dont on peut le mieux faire l'histoire, dans la mesure où ils ne peuvent plus défendre ni protéger aucun secret. Les régimes qui survivent peuvent au contraire... doser la vérité... C'est le cas, souvent, de la politique historiographique des puissances anglo-saxonnes... » (pp. 113-114)

2: C'est la thèse défendue par François Fejtö, Requiem pour un empire défunt – Histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie, Edima/Lieu Commun, 1992, puis Seuil, 1993, coll. Points-Histoire.

3: Cette thèse fit grand bruit et se répercuta jusqu'aux années 1990. Elle a un peu perdu en vigueur depuis.

 


03/05/2023
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Wimbledon années 1980

 

 

    Les meilleurs joueurs de Wimbledon des années 80 furent Borg, Mac Enroe, Connors, Becker, Cash, Edberg. Tous vainqueurs. Et dans des styles très différents. Chez les femmes, Martina Navratilova remporta sept fois le tournoi au cours de la décennie ! Elle était plus puissante que ses rivales. Mais pas seulement. Sur le gazon la vitesse de la balle, qui fuse et ne rebondit pas autant que sur les autres surfaces, est un facteur déterminant de réussite. Avoir un très bon service est important mais ne suffit pas, il faut aussi savoir smasher et volleyer ; dans ce domaine Stefan Edberg était un modèle. On peut revoir sur internet des extraits des Wimbledon d'autrefois. Le gazon du court central est en grande partie pelé au bout de la quinzaine lorsque se jouent les finales. Les balles sont blanches et leur vitesse ne permet pas de bien apprécier à l'écran les trajectoires ; les images ont un peu vieilli.

   J'ai quelques souvenirs de matchs vus en direct : le dernier set de la finale 1980 entre Borg et Mac Enroe remporté 8-6 par le champion suédois. Le jeune Américain prendra sa revanche l'année suivante mais sera battu en 1982 par un « ancien », Connors, 30 ans, qui avait déjà gagné le tournoi en 1974. Mac Enroe, le plus talentueux ou génial des joueurs de cette décennie, n'a pas dominé Wimbledon comme on aurait pu s'y attendre ; ses trois victoires de 1981, 1983 et 1984 furent cependant cinglantes, voire expéditives : 6-2, 6-2, 6-2 contre Lewis, puis 6-1, 6-1, 6-2 contre Connors. Alors que ses deux défaites se déroulèrent en cinq sets. Pour battre Mac Enroe il fallait casser le rythme, enfin surtout le sien. Le philosophe Gilles Deleuze a tenté d'interpréter le jeu aristocratique de l'Américain, en opposition au jeu « prolétarien » de Borg et de Connors. Pourquoi pas. Le public ordinaire (dont je fais partie) a surtout retenu les colères de Mac Enroe, ses contestations fréquentes des décisions arbitrales. Le « mauvais caractère » du joueur lui a valu d'être refusé par le All England Lawn Tennis, club privé qui en principe accueille en son sein tous les vainqueurs de Wimbledon.

    Après 1984, qui fut son année faste, Mac Enroe ne gagnera plus de tournoi du Grand Chelem, du moins pas en simple ; car en double il s'imposera avec Woodforde à l'US Open en 1989 et avec Stich à Wimbledon en 1992, à 33 ans. Les matchs de double ont toujours très bien convenu à Mac Enroe, qui a remporté cinq titres à Wimbledon, dont quatre avec Peter Fleming, et quatre titres à l'US Open. Le jeu de double est très rapide, et le sens du placement de Mac Enroe y fait merveille ; il n'a pas le temps de tergiverser, et la présence à ses côtés d'un partenaire le « responsabilise ». Bien souvent quand on demande aux grands champions de tennis quel est leur plus redoutable adversaire, ils répondent « moi-même ». C'est assez flagrant dans le cas de Mac Enroe.

    Après 1984 Wimbledon est marqué par l'arrivée du jeune Allemand Boris Becker, surnommé « Boum-Boum » en raison de la puissance de son service et de ses coups droits. Mais Edberg en 1988 et 1990 renverse cette puissance avec son fameux service-volée. Par la suite, le gazon a été coupé moins ras de façon à ralentir le jeu. Wimbledon a permis à des joueurs et des joueuses de fond de court de pouvoir s'imposer ; les serveurs-volleyeurs ont même été dominés à partir des années 2000 et ils ne parviennent plus à s'imposer face aux relanceurs et aux lifteurs de fond de court. Les matchs n'en sont pas moins de très haute qualité comme la finale de 2019 entre Federer et Djokovic, considérée par certains comme la plus belle finale de l'histoire du tournoi. Le Serbe l'emporte 13-12 lors du dernier set.

 

Ci-dessous, le dernier jeu de la finale de 1980. 

 


15/03/2023
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La Suisse est-elle un modèle ?

 

 

     La Suisse est-elle un modèle démocratique ? Voilà bien une question qui n'empêche personne de dormir. C'est une question reposante. Et je crois assez nécessaire en notre époque d'opinions vindicatives de pouvoir et de savoir encore se poser des questions reposantes. Tocqueville, ai-je dit à mes élèves, a visité en 1830 une Amérique qui avait des allures de Suisse : faible population plutôt rurale, culture religieuse protestante, à la fois progressiste et conservatrice, vie familiale paisible, et surtout, organisation démocratique fédérale reposant sur l'implication directe des citoyens dans les affaires de leur comté, ou canton.

    Cette comparaison, ou plutôt, cette image, n'est pas du plus grand effet ; mon jeune public un peu abattu par mes considérations tocquevilliennes peine à s'émouvoir en faveur de la Suisse ; et cette indifférence polie s'explique aisément : la Suisse cultive elle-même la réputation de sa discrétion et de sa neutralité ; elle n'est pas une destination touristique majeure1 malgré ses montagnes, ses lacs, sa faune, sa flore et la qualité de ses équipements. Qui se vante en septembre d'avoir « fait la Suisse » ?

     Discrétion et neutralité de ce pays, disais-je, mais qui lui valent de temps en temps de nombreux soupçons voire des accusations à peine voilées : le sociologue suisse Jean Ziegler n'hésite pas à parler de « l'émirat helvétique » impliqué dans toutes les turpitudes financières et fiscales de la mondialisation ; le fameux secret bancaire suisse servirait au blanchiment de tous les trafics ! Quant à la neutralité elle aurait été pour le moins « douteuse » pendant la seconde guerre, n'hésitent pas à avancer certains historiens2 ; il n'est pas facile en effet d'être neutre au cœur de l'Europe quand les nations voisines s'affrontent dans un combat sans merci3

     Que la Suisse préfère l'ordre et le calme au bruit et à la fureur est une chose relativement entendue. Les touristes peuvent s'en féliciter ou s'en plaindre : ambiance bourgeoise et conservatrice, selon les uns, charme pastoral selon les autres. Toutefois, des nuances post-modernes à ce schéma manichéen peuvent être signalées: un ami philosophe et amateur de calme s'est récemment rendu à Genève, ville frontalière il est vrai, où il a constaté de forts symptômes de désordre urbain et de délinquance culturelle et sociale. C'est à Genève également qu'éclata l'affaire Kadhafi en juillet 2008 : à l'origine, les actes violents d'Hannibal, le fils du chef libyen, à l'encontre de ses propres domestiques à l'intérieur de l'hôtel Président-Wilson de Genève. S'ensuit une assez incroyable et incompréhensible affaire d'intimidations et de vrais-faux arrangements entre Tripoli et la Confédération helvétique. Face à une certaine ploutocratie mondialiste, ici incarnée par Kadhafi, les sobres autorités cantonales et fédérales de la paisible Suisse ont maladroitement alterné la modération et la fermeté.

    Les années 2008-2010 auraient-elles ébranlé le modèle suisse ? « Touchée mais pas coulée », écrit François Garçon4 pour résumer, outre l'affaire libyenne, trois autres affaires qui ont fait parler (en mal) de la Suisse : l'affaire de la banque UBS, l'affaire Polanski et l'affaire des minarets. Trois affaires qui se rattachent à la mondialisation (financière, culturelle, religieuse) et qui posent la question de la « souveraineté » et de l'indépendance de la Confédération et du peuple helvètes.

 

 

 

    Mais qui sont les Helvètes ? Ce sont des tribus celtes de l'Antiquité qui émigrent des pays germains vers la Gaule et apportent leur aide à Vercingétorix contre César ; mais le général romain parvient à déjouer cette coalition, et les Helvètes sont renvoyés dans leurs contrées d'origine. Ils s'y installent alors durablement, n'éprouvant plus de pulsions migratoires ; au contraire, ils cultivent la sédentarité et l'enracinement, conditions favorables à un système d'organisation politique stable et solide. La démocratie ? On peut trouver des ressemblances, sans doute, entre les délibérations des Helvètes primitifs et médiévaux et celles des Athéniens du Ve siècle avant notre ère. En 1291 une Confédération de cantons helvétiques est fondée ; au lieu de se faire la guerre entre eux, ils décident de mettre leurs armes au service des employeurs voisins. Le Pape fera appel à eux en 1506. La Confédération devient aussi un laboratoire de la réforme chrétienne du XVIe siècle : Jean Calvin s'installe à Genève en 1541 où il organise une sévère discipline religieuse qui par en dessous ne manque pas de réflexion mystique. Ce grand nom de la pensée chrétienne est devenu un prénom beaucoup donné aux Etats-Unis (Calvin Smith, Calvin Klein, Calvin Harris...).

    Autre grand nom de la pensée helvète, Jean-Jacques Rousseau : comme Calvin, c'est un très grand théoricien qui s'interroge sur la nature humaine et ce qu'il est possible d'en faire ; les deux penseurs sont convaincus de la nécessité d'une forte éducation. Ils sont également convaincus que cette éducation solide doive s'inscrire et s'exercer dans des cadres sociaux et territoriaux bien définis. De là vient peut-être l'idée, très présente en Suisse aujourd'hui, que l'éducation-instruction soit adaptée à des besoins et à des objectifs. Point de grandiloquence verbeuse universaliste, point d'outrecuidance théoricienne insidieusement militante et intolérante. Mais une formation pragmatique, souple et innovante ; en toute discrétion, la Suisse se classe aujourd'hui parmi les pays-leaders de l'innovation, de la recherche et du développement5

    Moins connu que Jean-Jacques Rousseau, le penseur politique Benjamin Constant est né à Lausanne le 25 octobre 1765 (la veille, Jean-Jacques Rousseau a été expulsé de son refuge de l'île Saint-Pierre par le gouvernement de Berne). Alfred Fabre-Luce écrit non sans dédain : « Le qualifier de Suisse, ce serait une vue de l'esprit... » Et il explique ensuite les nombreux voyages européens qui formeront le grand esprit volage de Benjamin Constant. Aujourd'hui encore la Suisse est considérée comme un pays replié et de faible influence culturelle. On va même jusqu'à juger ses habitants cachottiers et intrigants. Helvètes underground.

 

 

1: Au 31e rang des destinations touristiques mondiales en 2014 selon l'OMT, avec dix fois moins de touristes que la France qui caracole en tête de ce classement.

2: Voir l'article de Marc Perrenoud, La Suisse, un pays neutre dans Les mythes de le Seconde Guerre mondiale, vol. 2, dir. J. Lopez et O. Wieviorka, Perrin, Tempus, 2021, pp. 225-240.

3: Disons, pour résumer, que la Suisse a fourni du matériel et de l'argent au Reich (contre de l'or, et de l'or volé aux Juifs!) ; qu'elle a en quelque sorte payé sa neutralité. D'un autre côté elle a été un carrefour d'espionnage et elle a pu servir aux différents protagonistes. Finalement les Alliés lui ont pardonné et elle devenue pendant la Guerre froide une pièce importante du « bloc occidental » contre le communisme.

4: Voir son livre Le modèle suisse, Perrin, 2008, puis Tempus, 2011.

5: Cf. https://www. entreprendre.fr/innovation-le-modele-suisse-ecrase-encore-le-monde/ - Il ne faut donc pas accorder grand crédit à cette célèbre réplique d'un film selon laquelle les Suisses n'ont rien apporté à l'humanité, sauf la boîte à coucou !

 


01/03/2023
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