En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

La Suisse est-elle un modèle ?

 

 

     La Suisse est-elle un modèle démocratique ? Voilà bien une question qui n'empêche personne de dormir. C'est une question reposante. Et je crois assez nécessaire en notre époque d'opinions vindicatives de pouvoir et de savoir encore se poser des questions reposantes. Tocqueville, ai-je dit à mes élèves, a visité en 1830 une Amérique qui avait des allures de Suisse : faible population plutôt rurale, culture religieuse protestante, à la fois progressiste et conservatrice, vie familiale paisible, et surtout, organisation démocratique fédérale reposant sur l'implication directe des citoyens dans les affaires de leur comté, ou canton.

    Cette comparaison, ou plutôt, cette image, n'est pas du plus grand effet ; mon jeune public un peu abattu par mes considérations tocquevilliennes peine à s'émouvoir en faveur de la Suisse ; et cette indifférence polie s'explique aisément : la Suisse cultive elle-même la réputation de sa discrétion et de sa neutralité ; elle n'est pas une destination touristique majeure1 malgré ses montagnes, ses lacs, sa faune, sa flore et la qualité de ses équipements. Qui se vante en septembre d'avoir « fait la Suisse » ?

     Discrétion et neutralité de ce pays, disais-je, mais qui lui valent de temps en temps de nombreux soupçons voire des accusations à peine voilées : le sociologue suisse Jean Ziegler n'hésite pas à parler de « l'émirat helvétique » impliqué dans toutes les turpitudes financières et fiscales de la mondialisation ; le fameux secret bancaire suisse servirait au blanchiment de tous les trafics ! Quant à la neutralité elle aurait été pour le moins « douteuse » pendant la seconde guerre, n'hésitent pas à avancer certains historiens2 ; il n'est pas facile en effet d'être neutre au cœur de l'Europe quand les nations voisines s'affrontent dans un combat sans merci3

     Que la Suisse préfère l'ordre et le calme au bruit et à la fureur est une chose relativement entendue. Les touristes peuvent s'en féliciter ou s'en plaindre : ambiance bourgeoise et conservatrice, selon les uns, charme pastoral selon les autres. Toutefois, des nuances post-modernes à ce schéma manichéen peuvent être signalées: un ami philosophe et amateur de calme s'est récemment rendu à Genève, ville frontalière il est vrai, où il a constaté de forts symptômes de désordre urbain et de délinquance culturelle et sociale. C'est à Genève également qu'éclata l'affaire Kadhafi en juillet 2008 : à l'origine, les actes violents d'Hannibal, le fils du chef libyen, à l'encontre de ses propres domestiques à l'intérieur de l'hôtel Président-Wilson de Genève. S'ensuit une assez incroyable et incompréhensible affaire d'intimidations et de vrais-faux arrangements entre Tripoli et la Confédération helvétique. Face à une certaine ploutocratie mondialiste, ici incarnée par Kadhafi, les sobres autorités cantonales et fédérales de la paisible Suisse ont maladroitement alterné la modération et la fermeté.

    Les années 2008-2010 auraient-elles ébranlé le modèle suisse ? « Touchée mais pas coulée », écrit François Garçon4 pour résumer, outre l'affaire libyenne, trois autres affaires qui ont fait parler (en mal) de la Suisse : l'affaire de la banque UBS, l'affaire Polanski et l'affaire des minarets. Trois affaires qui se rattachent à la mondialisation (financière, culturelle, religieuse) et qui posent la question de la « souveraineté » et de l'indépendance de la Confédération et du peuple helvètes.

 

 

 

    Mais qui sont les Helvètes ? Ce sont des tribus celtes de l'Antiquité qui émigrent des pays germains vers la Gaule et apportent leur aide à Vercingétorix contre César ; mais le général romain parvient à déjouer cette coalition, et les Helvètes sont renvoyés dans leurs contrées d'origine. Ils s'y installent alors durablement, n'éprouvant plus de pulsions migratoires ; au contraire, ils cultivent la sédentarité et l'enracinement, conditions favorables à un système d'organisation politique stable et solide. La démocratie ? On peut trouver des ressemblances, sans doute, entre les délibérations des Helvètes primitifs et médiévaux et celles des Athéniens du Ve siècle avant notre ère. En 1291 une Confédération de cantons helvétiques est fondée ; au lieu de se faire la guerre entre eux, ils décident de mettre leurs armes au service des employeurs voisins. Le Pape fera appel à eux en 1506. La Confédération devient aussi un laboratoire de la réforme chrétienne du XVIe siècle : Jean Calvin s'installe à Genève en 1541 où il organise une sévère discipline religieuse qui par en dessous ne manque pas de réflexion mystique. Ce grand nom de la pensée chrétienne est devenu un prénom beaucoup donné aux Etats-Unis (Calvin Smith, Calvin Klein, Calvin Harris...).

    Autre grand nom de la pensée helvète, Jean-Jacques Rousseau : comme Calvin, c'est un très grand théoricien qui s'interroge sur la nature humaine et ce qu'il est possible d'en faire ; les deux penseurs sont convaincus de la nécessité d'une forte éducation. Ils sont également convaincus que cette éducation solide doive s'inscrire et s'exercer dans des cadres sociaux et territoriaux bien définis. De là vient peut-être l'idée, très présente en Suisse aujourd'hui, que l'éducation-instruction soit adaptée à des besoins et à des objectifs. Point de grandiloquence verbeuse universaliste, point d'outrecuidance théoricienne insidieusement militante et intolérante. Mais une formation pragmatique, souple et innovante ; en toute discrétion, la Suisse se classe aujourd'hui parmi les pays-leaders de l'innovation, de la recherche et du développement5

    Moins connu que Jean-Jacques Rousseau, le penseur politique Benjamin Constant est né à Lausanne le 25 octobre 1765 (la veille, Jean-Jacques Rousseau a été expulsé de son refuge de l'île Saint-Pierre par le gouvernement de Berne). Alfred Fabre-Luce écrit non sans dédain : « Le qualifier de Suisse, ce serait une vue de l'esprit... » Et il explique ensuite les nombreux voyages européens qui formeront le grand esprit volage de Benjamin Constant. Aujourd'hui encore la Suisse est considérée comme un pays replié et de faible influence culturelle. On va même jusqu'à juger ses habitants cachottiers et intrigants. Helvètes underground.

 

 

1: Au 31e rang des destinations touristiques mondiales en 2014 selon l'OMT, avec dix fois moins de touristes que la France qui caracole en tête de ce classement.

2: Voir l'article de Marc Perrenoud, La Suisse, un pays neutre dans Les mythes de le Seconde Guerre mondiale, vol. 2, dir. J. Lopez et O. Wieviorka, Perrin, Tempus, 2021, pp. 225-240.

3: Disons, pour résumer, que la Suisse a fourni du matériel et de l'argent au Reich (contre de l'or, et de l'or volé aux Juifs!) ; qu'elle a en quelque sorte payé sa neutralité. D'un autre côté elle a été un carrefour d'espionnage et elle a pu servir aux différents protagonistes. Finalement les Alliés lui ont pardonné et elle devenue pendant la Guerre froide une pièce importante du « bloc occidental » contre le communisme.

4: Voir son livre Le modèle suisse, Perrin, 2008, puis Tempus, 2011.

5: Cf. https://www. entreprendre.fr/innovation-le-modele-suisse-ecrase-encore-le-monde/ - Il ne faut donc pas accorder grand crédit à cette célèbre réplique d'un film selon laquelle les Suisses n'ont rien apporté à l'humanité, sauf la boîte à coucou !

 



01/03/2023
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