Le 2 décembre
Aujourd'hui 2 décembre, temps gris sur la ville de Caen et température très fraîche. On ne le dirait pas, dis-je aux élèves, mais c'est un jour historique. C'est votre anniversaire m'sieur ? Non, du tout; mais c'est le 169e anniversaire du coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, et c'est aussi le 215e anniversaire de la victoire d'Austerlitz et le 216e anniversaire du couronnement de l'empereur Napoléon Ier. Ah oui tout de même ! me lance un élève, sans doute ironique. Et cela mérite bien quelques explications... Vraiment, m'sieur, est-ce bien nécessaire ? Mais oui, mais oui, toute explication est bonne pour l'esprit.
Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l'Empereur, est né le 20 avril 1808 à Paris. C'est un enfant souriant et jovial, qui obéit et obtempère à tout, son oncle l'appelle d'ailleurs "monsieur oui-oui". Mais avec la fin de l'Empire et la Restauration monarchique en 1814 puis en 1815, la famille Bonaparte est bannie de France. Exil confortable tout de même pour Louis-Napoléon, au château d'Arenenberg sur la rive méridionale du lac de Constance. Trop confortable même selon certains, qui trouvent le garçon un peu mou, peu dégourdi. Son instruction est reprise et confiée à des mains plus... viriles. Le jeune homme peu à peu s'intéresse aux choses de la guerre, de la politique, mais aussi de l'économie et des sciences; il est et il restera toujours un peu faible en littérature, théâtre et rhétorique (d'où la forte opposition plus tard à Victor Hugo). Chateaubriand rend visite au jeune prince en 1832, qu'il décrit comme un jeune homme "studieux, instruit, plein d'honneur et naturellement grave". Pas assez de qualités, toutefois, pour en faire son "favori" politique et monarchique. D'autant moins que Louis-Napoléon cultive de plus en plus des idées quasi-révolutionnaires; il s'intéresse au "paupérisme" et au progrès économique, il pense que par le progrès on peut résoudre la pauvreté; cette grande idée est partagée par ceux qu'on appelle les "saint-simoniens". Grande idée ? Fumisterie, poudre aux yeux, démagogie ! Pour les monarchistes (les conservateurs réactionnaires en quelque sorte) mais aussi pour les républicains démocrates et socialistes, Louis-Napoléon et les "bonapartistes" ne seront jamais que des parvenus et des imposteurs; leurs grandes idées ne visent qu'à protéger les intérêts de la grande bourgeoisie, des banquiers et des "nouveaux riches", tout en flattant les classes inférieures et en leur promettant l'ordre et le progrès.
Après deux tentatives de "coup d'Etat", en 1836 puis en 1840, très rapidement circonscrites, Louis-Napoléon continue d'étudier ses projets en prison (au fort du Ham dans la Somme). Il parvient à s'évader et se réfugie à Londres, où il rencontre Miss Harriett Howard, actrice et femme du monde, très bien dotée. Elle financera les premières campagnes électorales de son "compagnon" lorsque la révolution républicaine de 1848 lui permet de rentrer en France. Précédé d'une certaine réputation et surtout d'un nom qui en impose encore à beaucoup de Français, Louis-Napoléon devient député puis se présente à la présidence de la République. Il l'emporte, et très largement: par 74 % des voix, tandis que Lamartine n'obtient que 0,2%; les paysans ont massivement voté pour lui. Le "bonapartisme" devient un courant politique "moderne", qui s'appuie sur la presse, le crédit, le chemin de fer, et un certain sens de l'autorité. Oui, mais le nouveau président de la République possède moins de pouvoir que l'Assemblée, qui propose et vote les lois, n'hésitant pas à l'occasion à sanctionner les gouvernements. L'ambiance politique devient vite exécrable et le fossé se creuse entre l'opinion publique majoritaire (paysans, ouvriers, classe moyenne) et la plupart des élus; un fossé où s'empilent les morts des répressions (plus de 5000 en juin 1848). Les journaux alors en plein essor en rajoutent pour nourrir l'exaspération. Chateaubriand explique très bien dans ses Mémoires le rôle incendiaire de la presse "moderne". De son côté, le président garde son calme, voire son flegme (influence de son séjour anglais), et développe une certaine intelligence politique dans le confort de sa résidence élyséenne. Enfin et surtout, pour préserver et soigner sa popularité, Louis-Napoléon visite la France, multiplie les inaugurations, félicite les soldats (on peut avoir besoin d'eux...), les notables, toujours avides de compliments, et en appelle à la "concorde" nationale, au progrès démocratique et social. Parfois, on entend crier dans la foule "Vive l'empereur !" Mais la Constitution lui interdit pour l'instant de briguer un second mandat. Le conflit avec la nouvelle Assemblée élue en 1849, de majorité très conservatrice (voire quasi monarchiste), rebondit en 1850 à propos d'une modification de la loi électorale qui réduit de 3 millions le nombre de votants; et 3 millions de citoyens modestes (souvent des ouvriers saisonniers). Les "républicains" deviennent alors les défenseurs les plus sectaires de la Constitution alors qu'une majorité d'élus et d'électeurs en souhaitent la révision. Blocage. L'idée du coup d'Etat progresse donc autour du président. Bien sûr, il faut garder le secret, et seule une petite dizaine de personnes est au courant de l'opération dont le nom de code est Rubicon.
C'est à Paris que tout va se jouer; dans la nuit du 1er au 2 décembre, des régiments prennent possession de quelques lieux emblématiques et stratégiques de la capitale. Les députés les plus influents, comme Adolphe Thiers, sont arrêtés dans leur lit, et bien souvent obtempèrent. Au petit matin, des affiches couvrent les murs de la ville: Appel au peuple français pour rétablir le suffrage universel, réviser la Constitution et dissoudre l'Assemblée. Dans son immense majorité, le peuple en question acquiesce, ou consent; quelques affrontements se produisent, quelques "règlements de compte" entre des "Blancs" et des "Rouges", entre des monarchistes et des socialistes; mais du coup, les "Bleus" du bonapartisme tirent leur épingle du jeu, appellent à l'ordre, et rassurent ou flattent les bourgeois, les paysans et les employés. Les élections (plébiscites) qui suivent, fin décembre, approuvent le coup d'Etat; toutes les forces d'opposition ayant été éliminées, exilées (Victor Hugo) ou étouffées. Karl Marx, lui, en tire des conclusions pour l'avenir du mouvement communiste: "élections pièges à cons !"
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