En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

La République désabusée

 

    Après six semaines d'arrêt, je reprends le chemin de l'école républicaine; la République, chose importante, s'est fort bien passée de ma modeste présence; toutefois, elle me demande quelques papiers signés attestant de mon invalidité temporaire; le secrétariat du lycée est très diligent; beaucoup de collègues me revoient avec le sourire et me demandent comment je vais; très bien, merci. L'ambiance professionnelle s'est dégradée au cours du mois de février en raison de la réforme du bac, pleine de confusion, et de la diminution des moyens horaires prévus pour la prochaine rentrée; le proviseur, petit personnage technocratique sans envergure, visage émacié, broussailleux, a mis du sel dans la soupe à la grimace du personnel. La taille cela dit n'est pas en cause; on a vu des hommes petits capables de grandes entreprises, tel Napoléon-Bonaparte. La République actuelle souffre d'une perte d'ambitions et de projets; l'Etat est depuis longtemps sous l'emprise des marchés financiers; et la France vit à crédit sous la surveillance des milieux d'affaires; tous les dix ou quinze ans se produit une crise de confiance qui aggrave encore plus la dépendance voire la tutelle; la dernière a eu lieu en 2008. Le peuple français voit bien le niveau d'abaissement de ses dirigeants politiques; il en soupçonne même quelques-uns de lâcheté, de corruption, de complicité et de duplicité.

 

    L'ambiance publique n'est donc pas bonne du tout; il faut faire attention à ce que l'on dit, à ce que l'on écrit, et même à l'intérieur d'un groupe d'opinions, les querelles, les jalousies et les trahisons vont bon train; les "opinions sauvages" tendent à l'emporter sur les discussions tranquilles et conviviales; un certain goût de la discorde et de l'affrontement, voire de la provocation, s'est emparé d'un bon nombre de Français; sans doute, comme je le crois, ne les a-t-on pas suffisamment éduqués aux bienfaits d'une culture esthétique et morale qui ouvre aux grands sentiments paisibles et chaleureux (écoute de belles musiques, observation de beaux tableaux, étude de grands textes, etc.), laissant alors les individus fermés et fixés sur leurs petites opinions tatillonnes; mais surtout, le fonctionnement économique du pays au cours des trente dernières années a bouleversé la société; les mutations du travail, comme disent les sociologues, ne se sont pas accomplies aussi souplement qu'ils l'ont écrit, et l'argument de l'adaptation qui vient toujours à bout des "archaïsmes" n'est guère convaincant; des millions de Français (adultes) sont sans emploi réel et souvent sans formation, d'autres millions ne sont pas à l'aise dans leur travail, gagnent peu et se fatiguent beaucoup; il en résulte bien de l'amertume, qui peut dégénérer en fonction de l'environnement; et l'environnement, devenu ultra-urbanisé, souvent bruyant, pollué, dégradé, n'invite pas à la sérénité; mais l'environnement, ce sont aussi les publicités, les commerces, les médias, les films, les réseaux sociaux, qui eux non plus ne respirent pas la douceur de vivre et appellent sans cesse au contraire à la rivalité, à la cohue, au désordre, à l'épuisement nerveux. La "chienlit", comme aurait dit quelqu'un... 

 

    Un peu historien, il m'arrive de penser, ou de croire devrais-je plutôt dire, qu'il y eut des époques plus heureuses; c'est possible, c'est probable, mais les goûts et les besoins ont tellement changé depuis trente ans qu'il est difficile et hasardeux de comparer; la bonne période des Trente Glorieuses plairait-elle aux jeunes femmes d'aujourd'hui ? Sans doute pas. Derrière les chiffres de la croissance et du plein emploi, il y avait bien des peines et des chagrins. Les nouveaux historiens sensibles à l'écologie voire à l'écosophie, révisent à présent à la baisse cette période de progrès technique qui a selon eux dégradé l'environnement et les relations sociales...

 

    Remontons plus loin encore dans le temps; je viens d'ouvrir une histoire du Second Empire écrite par Octave Aubry; un passage a rapidement retenu mon attention, fort bien écrit; il mérite d'être cité:

  - "La République a de la chance !... Elle peut tirer sur le peuple !..." murmure Louis-Philippe dans son refuge de Claremont. Le sang coûte moins aux républiques qu'aux monarchies et leur est moins reproché. Ces journées ont affolé les masses bourgeoises. Aussi la répression qui suit est-elle impitoyable. Les modérés de l'Assemblée ont eu trop peur. Ils demeurent muets. Maintien de l'état de siège, arrestations, exécutions sommaires, déportations en masse, suppression de la liberté de la presse, une autre Terreur blanche s'abat sur le pays. Dans sa grande majorité, il y applaudit. Un immense désir de réaction traverse la France. Haute et moyenne bourgeoisie, industriels, commerçants, paysans, une partie des ouvriers même veulent en finir avec l'émeute, avec le désordre, avec le pillage. Se séparant des démocrates, des "rouges", des "brigands" comme ils disent, ils ne voient plus en eux que des ennemis de l'ordre social. Les chefs de la gauche ont fui ou se cachent." (1)

 

(1): Octave Aubry, Le Second Empire, Arthème-Fayard, 1938. Le passage cité (p. 27) se rapporte aux journées de juin 1848 qui marquent le tournant "conservateur" ou "réactionnaire" de la deuxième République, quatre mois après sa proclamation "romantique"...

 

   On a souvent parlé des "illusions perdues" de la deuxième République, favorisant l'élection d'une illusion encore plus grande, celle du bonapartisme. Sommes-nous aujourd'hui dans une période semblable ? Peut-être; les innovations politiques ont souvent tendance à se répéter; la France est un pays de changements fréquents mais théoriques tempérés par la faiblesse de l'habitude et de leur application; il en résulte, je crois, une ambiance désabusée.                                        

 

 



08/03/2020
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres