En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

L'heure d'été

 

   A peine le printemps commencé, il faut se mettre à l'heure d'été; je trouve la mesure bien précipitée; à l'image de notre jeune président qui brûle les étapes; une petite histoire à ce propos: sur une route de campagne, une voiture de sport puissante et rapide dépasse un tracteur qui roule tranquillement; un peu plus loin, un stop: le paysan, goguenard, interroge le bellâtre au volant du bolide, "alors, combien de chevaux sous le capot ? - "Beaucoup plus que sous le tien", répond dédaigneusement le conducteur qui redémarre en trombe aussitôt; un peu plus loin, il rate un virage et se retrouve dans une mare en contrebas; le paysan descend de son tracteur, va voir, et lance au chauffeur indemne: "c'est qu'il faut leur donner à boire à tous tes chevaux !"

 

    On pourrait voir dans cette petite histoire le résumé des transformations économiques et sociales de ces trente dernières années, c'est à dire le goût de la vitesse, la prise de risques, le culte du dépassement, de soi et des autres, l'augmentation des besoins et des ressources; en somme, la victoire apparente des valeurs dites libérales, mais au-delà des apparences la persistance ou la "résilience", comme on dit maintenant, d'une sorte de sagesse populaire aux accents parfois ironiques, aussi appelée "bon sens", dont tout le monde se croit doté selon monsieur Descartes, qui lui n'en croit rien. Mais ne chipotons pas sur les mots: car la vraie difficulté, en notre époque d'hyper-apparences et de rivalités virtuelles via les réseaux sociaux et la communication sans cause et sans arguments (comme on parlait des "rebelles sans cause" dans les années 60, on pourrait parler aujourd'hui de rivaux de pacotille ou de "mutins de Panurge" selon la bonne formule de Philippe Muray), la vraie difficulté, dis-je, est de faire renaître cette sagesse populaire aussi enfouie et marginalisée dans la civilisation moderne que pouvait l'être la culture de l'Antiquité dans la civilisation médiévale des IXe et Xe siècles. Je me permets cette comparaison, qui pourrait trouver des arguments du côté d'un Michel Onfray, admirateur d'une "sagesse" ancienne et antique (romaine), cela dit très élitiste, et contempteur d'une "modernité" ou "post-modernité" massive et organisée par des médias marchands rivés aux stratégies d'une oligarchie ploutocratique. Rien de moins. Disons, à un niveau plus modeste et moins théorique, que la "sagesse populaire" au quotidien, déjà et pour commencer, serait de savoir et de pouvoir prendre son temps.

 

    Deux grandes conceptions du rôle de l'homme ici s'affrontent, ou s'ignorent: d'une part la conception dite libérale, résumée par la formule de l'Américain Benjamin Franklin, "Time is money", devenue aujourd'hui en notre époque de retransmissions sportives abrutissantes, le "money time" des commentateurs. D'autre part, une conception moins compétitive et totalement démonétisée du temps, qui suppose et signifie que des mesures sociales et politiques en permettent la possibilité; pour autant ne qualifions pas cette deuxième conception d'anti-libérale; car un esprit apaisé et reposé, détendu et serein, peut s'avérer "libéral du temps qui passe", comme dirait la marquise de Sévigné; cette conception, sans doute, n'est pas très éloignée du "loisir" aristocratique de ceux qui n'ont pas à se soucier de leur gagne-pain; et c'est pourquoi la révolution française a souhaité y mettre fin, en généralisant le travail salarié et en "industrialisant" l'économie; certains auteurs ont d'ailleurs soutenu que la vraie cause de cette révolution fut le "potentiel productif" du pays (la plus grosse main d'oeuvre d'Europe à cette époque) jusqu'alors entravé par l'organisation sociale et professionnelle des métiers et des corporations, elle-même encadrée par une administration royale et aristocratique pleine de règlements qu'on qualifierait aujourd'hui d'archaïques. Bref, la conception dite libérale mais en vérité très contraignante pour la plupart des hommes l'a très largement emporté au XIXe, enfouissant l'autre conception dans ses annales poussiéreuses et sa mémoire nostalgique.

 

    Il y eut peut-être au XXe, après 1918 d'abord puis après 1945 surtout, une légère inflexion de la conception dite libérale en faveur du capital-travail; le gros livre de T. Piketty, auteur emblématique de la "nouvelle gauche" néo-libérale, essaie de montrer que les salariés et travailleurs occidentaux des années 1950-1980 ont vu leurs revenus augmenter aussi vite que ceux des propriétaires et des "rentiers" (1); mais après cette date, c'est de nouveau le creusement du fossé et le retour en quelque sorte à un XIXe siècle d'exploitation du prolétariat par la haute bourgeoisie financière; et cette fois, un prolétariat sans frontières de migrants et de sans-papiers, cette "armée de réserve" du capitalisme dont parlait déjà Karl Marx vers 1840.

 

(1): Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013, Points, 2018. 

 

   L'heure d'été, pour y revenir, adoptée en Europe occidentale au milieu des années 1970, et présentée alors dans le cadre d'une politique générale d'économie d'énergie ("En France on n'a pas de pétrole mais on a des idées" disait-on à l'époque; ce à quoi le cinéaste Jean-Luc Godard pouvait répliquer: "En France on a des idées, aux Etats-Unis on a des tee-shirts"), cette heure d'été, j'en termine, a surtout servi à prolonger la durée du temps de travail des uns et de loisir des autres, car il est bien connu que le loisir des uns c'est le travail des autres; comme il est bien connu que la richesse des uns c'est le salaire des autres, et que les investissements d'aujourd'hui feront les emplois de demain. Tout est bien ! Et n'est-ce pas le meilleur des mondes possibles ?

 

   Là-dessus je vais me coucher, il est onze heures et il fait nuit.                           

 



04/04/2019
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