Ce que je pense de la réforme
J'enseigne dans le même lycée depuis vingt ans; je fais donc partie des anciens professeurs, sans pour autant briller par mon expérience ou ma sagesse; il est rare qu'on me consulte ou que l'on tienne compte de mes opinions professionnelles; en vérité je m'exprime peu sur le métier et je n'ai pas grande conviction "déontologique"; il m'est arrivé une fois de donner en public, devant le proviseur et deux ou trois inspecteurs, un avis très négatif sur une petite réforme pédagogique qui visait, je crois, à diminuer l'enseignement modulaire; on me regarda avec étonnement, car la petite réforme en question semblait plaire à tout le monde.
Il est question actuellement d'une grande réforme: nouvelles épreuves de Bac, nouvelle organisation de l'année scolaire, et nouvelles possibilités pour les élèves de choisir, d'élargir et de modifier leurs matières et leurs spécialisations. Les avis sont très partagés; les réformateurs pensent que "c'est bien de changer, de dépoussiérer et de moderniser un peu le Bac, de secouer gentiment tout ce monde enseignant engoncé dans ses habitudes et ses petites certitudes"; les conservateurs estiment au contraire que cette réforme va surtout provoquer le désordre, la pagaille, voire la chienlit !
Comme je suis plutôt un conservateur, je ne pense guère de bien en effet de cette réforme; elle me semble inutile et incertaine, très peu cartésienne et très incohérente; s'agit-il de spécialiser davantage les élèves ? ou de renforcer les bases communes ? s'agit-il de mieux les orienter vers des métiers de haut niveau ? ou de les désorienter vers des voies de garage ou des impasses "post-bac" ? Les réformateurs les plus convaincus pensent qu'un nouveau bac s'impose, plus souple et plus modulable que le précédent; les conservateurs répliquent qu'il n'en sera rien, qu'il y aura des blocages, des dérapages, et qu'on reviendra très vite à des voies bien balisées, telles les séries L, ES et S.
Si j'en juge par les réunions qui se sont déjà tenues au sujet de cette grande réforme, marquées notamment par les propos très hésitants de mon proviseur, il est à redouter une certaine confusion à la prochaine rentrée scolaire; des collègues pensent au contraire que tout finira par fonctionner, parce que le "système" est plus fort que les individus, et que le proviseur le plus hésitant ou indécis du monde sera toujours couvert ou conforté par un rectorat qui n'en sera que plus directif et autoritaire à son égard; une de mes collègues, "paranoïaque" selon Victorine, pense même que notre proviseur feint l'hésitation voire l'atermoiement afin de mieux "nous embobiner"... Par l'ennui qu'il dégage, poursuit-elle, il nous endort et nous anesthésie.
Victorine (qui travaille beaucoup plus que moi) estime que cette réforme n'a rien d'extraordinaire, et qu'elle n'inquiète voire n'effraie que les âmes pédagogiques sensibles qui ont sans doute des choses à se reprocher... On se trompe, me dit-elle, en pensant que la réforme va spécialiser davantage les élèves, elle est en grande partie destinée au contraire à renforcer le "tronc commun"; mais surtout, elle vise à rationaliser et donc à réduire la dispersion des postes et des moyens; c'est ainsi que disparaissent par exemple certaines heures de dédoublement des classes (en groupes); ce que je ne cesse de déplorer depuis des années. S'il est en effet une conviction qui parfois m'anime, c'est qu'il est beaucoup plus facile et agréable d'enseigner et d'étudier en petit effectif (moins de 30 élèves par classe).
La réforme, semble t-il, prépare des classes surchargées (35 élèves) auxquelles seront confrontés des enseignants qui devront redoubler de travail; et qui seront, surtout, plus formatés encore qu'auparavant (si c'est possible...), contraints par les préparations aux épreuves, qui les occuperont une bonne partie de l'année (contrôle continu, examens trimestriels et terminaux), de suivre et de respecter scrupuleusement les contenus et les modalités formelles de leur enseignement. En examinant davantage les élèves on examinera aussi davantage les enseignants.
Eh bien cela me déplait. Sous l'apparence du libéralisme et de l'individualisme (plus de liberté et de plus de choix pour les élèves), la réforme devrait en réalité contribuer à renforcer le bourrage de crâne idéologique de la jeunesse et des adultes.
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