En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Rugby post-moderne

 

   Mon dernier article a été critiqué; c'est bien naturel; moi-même je critique; encore plus naturelle, la fatigue du travail affaiblit un peu le propos, le mien en l'occurrence, et déclenche l'irritation ou la déception du lecteur. Voici donc une période de vacances qui fera du bien à tout le monde.

 

    Du repos donc; je regarde le tournoi de rugby des VI nations diffusé par la télé publique; une compétition historique (plus de cent ans) qui fait partie de la culture française, comme le Tour. Hélas, l'équipe de France a été balayée par celle d'Angleterre, 44 à 8; les joueurs français ont été surclassés dans tous les domaines; un gouffre sépare aujourd'hui ces deux équipes, autrefois si proches et si rivales; le public de Twickenham ne peut même plus frémir ou se griser, et le mot de "crunch" qui sert à désigner ce match considéré comme le moment le plus croustillant du tournoi, devra être remplacé par un terme moins attractif; les journalistes britanniques sauront sans nul doute le trouver.

 

 Le déclin de l'équipe de France remonte aux lendemains de la coupe du monde de 2011, dont elle perd la finale, d'un seul point et en dominant son adversaire néo-zélandais. Ce fut un match très âpre, physiquement très dur; la presse anglo-saxonne fustigea le jeu français, de plus en plus défensif et destructeur. Tout le monde, évidemment, souhaitait un autre style de rugby, plus offensif et plus "chatoyant"; mais au sein des clubs professionnels européens, et particulièrement en France, le grossissement physique et musculaire des joueurs ne favorisait pas le rugby de mouvement, et les blessures se multipliaient. Les All Blacks de Nouvelle Zélande, en revanche, avaient su combiner la puissance et la vitesse de jeu. L'équipe d'Angleterre s'en inspira; puis l'Irlande et le Pays de Galles; les dirigeants du rugby de ces pays prirent aussi des mesures pour protéger leurs sélections nationales. En France, au contraire, les clubs professionnels, environ une trentaine, recrutaient toujours plus de joueurs étrangers, venus surtout de l'hémisphère Sud; la sélection nationale, par conséquent, pouvait être en partie composée de joueurs qui n'étaient pas totalement titulaires dans leurs clubs; quant à ceux qui l'étaient, le grand nombre de matchs du championnat de France les émoussait pour les rencontres internationales, qui exigent une intensité supérieure, ainsi qu'une préparation spécifique. Il y eut enfin des rivalités traditionnelles combinées à des enjeux nouveaux parmi les dirigeants français du rugby; la situation devint confuse malgré leurs déclarations en faveur d'une meilleure cohérence ou d'un meilleur équilibre entre les clubs et la sélection. Pendant ce temps, disons depuis 2012 jusqu'à nos jours, les autres sélections nationales du tournoi des VI nations, sauf l'Italie, évoluaient vers un jeu plus rapide, plus technique et plus dynamique, tout en redoublant de discipline et de rigueur.

 

   Selon les spécialistes, les joueurs français sont aussi bons que les autres, le problème viendrait donc surtout de l'organisation collective de l'équipe nationale; au rugby plus encore qu'au foot, la "gestion" et le "management" de groupe comptent beaucoup; sur le terrain l'entente et les combinaisons de jeu doivent être parfaitement réglés; la motivation et l'énergie combative des joueurs ne peuvent non plus être aléatoires. L'équipe de France semble à l'évidence souffrir de dérèglement et de démotivation. "Le mal est profond" répète à l'envi les spécialistes; comme s'ils voulaient nous dire que le problème de cette équipe n'était pas seulement technique ou physique, mais sans doute aussi "moral", "culturel", "psychologique", "anthropologique", voire spirituel et métaphysique ?

 

    Tout cela évidemment sur fond de crise des Gilets jaunes; mais quel rapport avec le rugby, me direz-vous ? On peut en voir un: le rugby comme le cyclisme sont des sports regardés par bon nombre de retraités, surtout des hommes; il s'agit d'un public populaire, qui ne va pas en vacances de neige pendant l'hiver, et cultive un genre de sédentarité rustique; autrefois, quand le rugby n'était pas professionnel, les joueurs cultivaient eux aussi une forme de sédentarité rustique et conviviale; cet "enracinement" qui pouvait contribuer à "l'esprit de clocher" ainsi qu'aux rivalités locales, fortement marquées dans les régions méridionales, a longtemps donné son "identité" à l'équipe de France: les joueurs sélectionnés venaient pour la plupart des équipes du Sud, entre l'Aquitaine et la Provence, et le temps d'un tournoi ils acceptaient de jouer ensemble, en dépassant et sublimant leurs rivalités locales. Ils avaient surtout beaucoup de fierté à porter le maillot national, qui à jamais couronnait leur carrière et les distinguait de tous les autres joueurs; c'était une forme d'anoblissement, républicain si l'on veut.

 

    Cette époque est révolue (depuis les années 1990); les rugbymen "post-modernes" et "post-nationaux" changent souvent de clubs, un peu comme les joueurs de foot, et leur fierté du maillot se combine à d'autres "valeurs"; l'argent, bien sûr, mais aussi le confort et les méthodes d'entraînement, les possibilités de progression professionnelle voire de reconversion post-professionnelle. Le joueur "post-moderne" est beaucoup plus sophistiqué et exigeant que ses aînés amateurs; et sa fierté du maillot, expression que d'aucuns jugeront "populiste", se décline désormais au pluriel; mais de la sorte il arrive aussi qu'elle décline. Les exigences de la haute compétition (et les risques de blessures) rendent anecdotique la sensibilité au maillot, expliquent à présent les spécialistes. Concluons: le rugby professionnel "post-moderne" évolue dans un monde social et culturel fort éloigné de celui des Gilets jaunes.        

 



11/02/2019
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