En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Achever la guerre...

 

 

   La guerre continue ; une guerre d'usure, sans doute, avec d'un côté des forces ukrainiennes diminuées mais focalisées sur quelques zones, et d'un autre des troupes russes elles aussi affaiblies, pas toujours motivées (se battre contre des « cousins » ukrainiens ? Et se battre pour quoi ? Pour le Donbass ? Une région minière affreuse, sale et méchante !). On attend donc que les chefs trouvent des idées : soit pour durcir le conflit, soit pour en sortir.

 

   Qu'en aurait pensé Clausewitz ? Je viens de parcourir ce matin le premier chapitre de l'essai de René Girard, Achever Clausewitz1. texte un peu ardu par endroits, où il apparaît, si j'ai bien compris, que la pensée du stratège prussien fut plus complexe qu'on l'a dit et souvent paradoxale. Pourquoi ? Parce que penser la guerre est une chose, et la faire en est une autre ! Clausewitz a fait la guerre, un peu, mais pas tant que cela (la preuve il n'en est pas mort!) et il a surtout voulu la théoriser, pendant les quinze dernières années de sa vie (1815-1831). René Girard nous dit qu'il a été un penseur du ressentiment contre Napoléon, qu'il a détesté autant qu'il a pu l'admirer. Comment un petit officier corse a-t-il pu devenir le maître de l'Europe ? Telle est la question souterraine qui anime Clausewitz et le porte à échafauder des dizaines de réflexions sur l'art de la guerre et de la politique (le terme géopolitique n'existe pas encore sous sa plume). Tout en s'efforçant de rationaliser son sujet (la guerre doit être pensée, préparée, planifiée), Clausewitz en devine la « montée aux extrêmes », la démesure voire la folie : quand la guerre par son mouvement et par sa masse échappe à ses « concepteurs » et à ses « chefs » ; quand rien ne se passe comme prévu.

 

    Je ne suis pas sûr de toujours bien comprendre Girard : son fameux concept de la « rivalité mimétique », de la « lutte tragique des doubles » (esprit allemand/esprit français?), me laisse encore un peu dans l'expectative ; mais je n'ai lu qu'un seul chapitre. Aurais-je assez de temps pour « achever Girard » ?

 

   Clausewitz, écrit-il, a des choses à nous dire sur la violence des masses, sur les phénomènes de contagion (tiens donc!). Le nombre des hommes mobilisés et capables de tuer pose question en effet ; autrefois, au Moyen Age et sous Louis XIV, les guerres étaient courtes et les pertes peu nombreuses, même si les armes (canons) sont de plus en plus lourdes et de plus en plus destructrices ; on s'entendait assez vite entre chefs, on négociait des mariages, des alliances, des échanges de petits territoires... Puis est arrivée la levée en masse des troupes avec la Révolution française, « aux armes citoyens ! » - Très vite la supériorité en nombre permet de faire la différence, et même en commettant de grosses erreurs tactiques ; Bonaparte lui-même n'a pas toujours été si génial qu'on l'a dit !

 

  Avec les masses, la puissance de feu et la violence des combats deviennent plus fortes ; violence ne veut pas dire brutalité, cruauté, sauvagerie ; les soldats n'ont pas le temps de raffiner, ils ont des armes qui les poussent à faire vite ; et dans le bruit effroyable que devait être le combat ils n'avaient sans doute aucune lucidité ; des réflexes, et quelques règles apprises à l'entraînement. La supériorité numérique des troupes napoléoniennes s'estompe peu à peu ; le génie stratégique de Napoléon peut alors s'exprimer (Austerlitz). Mais ses adversaires finissent par le décrypter ; et le génie de Koutousov est de laisser en 1812 l'offensive et l'initiative à l'Empereur, quitte à perdre un peu (Borodino) et incendier Moscou pour mieux préparer la contre-attaque hivernale ; soit, mais comme génie on a quand même vu mieux !

 

   Les Russes ne savent pas attaquer, ai-je encore entendu récemment ; leur seul point fort, c'est l'immensité de leur territoire où ils peuvent se replier à l'infini. Cela dit en 1944 ils ont quand même déferlé sur la Pologne et sur l'Allemagne, non sans prendre leur temps ici et là pour se ravitailler et exploiter un peu les régions conquises (libérées?). C'est dans ce contexte que se déroule Nord de Céline, en Prusse orientale, où l'écrivain français, sa femme Lucette, son chat Bébert et son copain Le Vigan, rencontrent un étrange officier allemand, Harras, « la sagesse bien irréfutable avec des échappées de clown... », qui leur dit : «  nous avons trop vacciné, cette guerre ne finira jamais... » - Verstehen Sie ?

 

1: 2007 puis coll. Champs-essais, Flammarion, 2011.

 



22/08/2022
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