Les côtés obscurs du Tour
Le Tour de France va bientôt partir... de Bruxelles; non pour célébrer la "gouvernance européenne", mais le cinquantième anniversaire de la première victoire du champion belge Eddy Merckx sur les routes de la plus grande épreuve cycliste du monde - Grande épreuve qui a quand même beaucoup de côtés obscurs. Hier soir La Chaîne Parlementaire (LCP) a diffusé le documentaire de Jacques Ertaud, Autour du Tour, réalisé en 1975; il est gratuitement disponible sur le site de l'INA (1).
(1): voir en bas de l'article
Le film montre la ferveur populaire et le "joyeux désordre", disons plutôt la cohue des journalistes, des sponsors et du public lors des arrivées d'étapes; les gendarmes s'efforcent avec bonhomie de contenir la foule. Côté course, le réalisateur a choisi de s'attarder sur Gérard Moneyron, dossard n° 100, qui éprouve toutes les peines à monter les cols, au bord de l'abandon, et traitant les organisateurs d'assassins tant le parcours lui semble beaucoup trop difficile avec sept étapes de montagne d'affilée ! (2).
(2): Ce terme d'assassins appliqué aux organisateurs fait partie de la tradition, comme le signale le journaliste et historien du Tour Christian Laborde, qui rappelle comment l'épreuve, lancée en 1903 par le journaliste patriote, revanchard et antidreyfusard Henri Desgrange, est conçue comme une aventure quasi militaire, à l'assaut du territoire et de ses montagnes; les coureurs doivent affronter toutes sortes d'incidents et de risques; quand ils franchissent les Pyrénées pour la première fois en 1910, on les prévient de possibles attaques d'ours et d'aigles !
Les relations entre les coureurs et les organisateurs ont souvent été ombrageuses; le patron-fondateur du Tour, Desgrange, lui-même ancien coureur, ne supporte pas la moindre contestation et le moindre relâchement; il fulmine contre les équipes qui s'arrangent pour amortir la course, déjouer les difficultés et faciliter les victoires de leurs leaders; les Tours des années 1920 lui semblent même moins rapides et moins intéressants que ceux d'avant-guerre (3). Pour relancer l'épreuve, "son" épreuve, Desgrange impose en 1930 le même matériel à tous les coureurs, désormais répartis en équipes nationales, et non plus privées et commerciales. Pour financer la nouvelle formule, une caravane publicitaire accompagnera le peloton.
(3): Le Tour 1924 est couru à la moyenne de 23,9 km/h par le vainqueur italien Ottavio Bottecchia pour un total de 5425 km répartis en 15 étapes (l'étape la plus longue faisant alors 482 km entre Les Sables d'Olonne et Bayonne); c'est plus lent qu'en 1914: 27km/h de moyenne pour le vainqueur, le Belge Philippe Thys. En revanche le Tour 1929 est plus rapide: 28,3 km/h pour son vainqueur le Belge Maurice Dewaele. La nouvelle formule des années 30 permet de relancer les coureurs français: Leducq, Magne, Speicher. Mais l'édition 1938 est remportée par le champion italien Gino Bartali, et celle de 39 par le Belge Sylvère Maes.
Les équipes de marques privées refont leur apparition sur le Tour en 1962, puis en 1969 l'année de la première victoire de Merckx. Les intérêts commerciaux et la professionnalisation des coureurs l'ont emporté : de nombreux sponsors et directeurs sportifs dissuadent leurs champions de participer à la formule des équipes nationales, surtout quand celles-ci doivent faire cohabiter deux champions rivaux (Anquetil/Poulidor, Bartali/Coppi) pendant trois semaines ! Le retour des équipes de marques déplait à la presse communiste, qui y voit l'emprise des intérêts commerciaux. Les coureurs leur sont en revanche plutôt favorables, car ils veulent être dirigés sur le Tour par leurs directeurs sportifs habituels (4).
(4): Mais la formule des équipes nationales est jugée la plus populaire et la plus enthousiasmante pour le public. Notons par ailleurs que des équipes régionales sont également invitées après guerre et contribuent par conséquent à certaines ferveurs régionalistes, par exemple bretonne. Après cinq éditions d'équipes de marques, les équipes nationales sont remises à l'honneur en 67 et en 68, puis de nouveau (et définitivement ?) abandonnées en 69. Sur cette question assez complexe où de nombreuses raisons s'affrontent, voir le livre de l'historien Fabien Conord, Le Tour de France à l'heure nationale, 1930-1968, PUF, 2014.
Le documentaire de Jacques Ertaud montre ce qu'est devenu le Tour en 1975: foire commerciale bruyante et dangereuse, enthousiasme chauvin et xénophobe du public, à l'encontre de Merckx qui est frappé au ventre par un type au bord de la route dans l'ascension du Puy-de-Dôme, conditions de course très rudes et même méprisantes pour bon nombre de coureurs, comme Gérard Moneyron, équipiers peu payés au service de leaders qui ne leur adressent qu'à peine la parole... On note aussi à travers ce film un mouvement de protestation salariale et syndicale au sein du journal Le Parisien Libéré, qui participe à l'organisation du Tour (via son rédacteur en chef Félix Lévitan, co-directeur du Tour avec Jacques Goddet). Mais ce qui impressionne le plus, ce sont les gros plans de visages en souffrance des coureurs, les moyens rudimentaires de l'équipement technique, de l'intendance et du suivi médical de l'époque, les quelques allusions au dopage, qui frappe injustement les coureurs les moins réputés (mais pourquoi moi ? semble avouer l'un d'entre eux sanctionné, alors que tout le monde fait pareil et pire !); enfin, malgré les observations débonnaires du chroniqueur Antoine Blondin, on reste sur l'impression générale d'une épreuve à la fois inquiétante et méchante, impitoyable et pitoyable, où se disputent l'admiration et la consternation.
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