En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le foot est-il né en Italie ?

 

 

    Maradona et Zidane ont tous les deux joué en Italie ; l'Italie c'est le passage obligé du footballeur. C'est le pays du foot, et de bien d'autres choses encore.

Nous sommes des rigolos, nous autres Français, à côté de la science footballistique des Italiens.

Que l'Italie ne se soit pas qualifiée pour les deux dernières coupes du monde ne prouve pas que le football italien se porte mal. Certains diront même : au contraire !

 

    On nous serine tout le temps avec la corruption italienne, les paris sportifs et les matchs truqués ; mais l'Italie est aussi capable d'une très grande rigueur ; l'un n'empêche pas l'autre, du reste, et je dirai même plus : la corruption et la rigueur ne sont-elles pas une seule et même chose, simplement divisée en deux options ? Une option libérale et une option administrative.

   C'est toute l'histoire de l'Italie depuis le Risorgimento : les libertés locales (communales, régionales) contre/avec l'essor administratif centralisé. Le fascisme étatique a modifié le rapport de forces. L'Etat c'est Tout, a dit Mussolini (la notion de totalitarisme vient d'Italie, sous la plume, je crois, d'un certain Amendola). En 1934 et en 1938 la Squadra Nera (elle joue en maillots noirs) remporte les deux coupes du monde : rigueur et discipline fascistes face à des adversaires encore un peu amateurs. La série A (première division) est créée au début des années 30 et le mot tifosi apparaît aussi à ce moment-là; choix de couleurs intéressant dans le contexte du fascisme : le Torino et l'AS Roma optent pour des maillots rouge foncé : vous voulez dire rouge-brun ? 1

 

    Le Risorgimento a-t-il unifié la péninsule ? Oui, par l'administration, par l'instruction, par les journaux. Non, parce que les « contrastes » sociaux et régionaux n'ont pas été éliminés ; parce que le Risorgimento est surtout une période d'émigration italienne (vers la France, vers les USA) – Aux yeux des fascistes, c'est donc plutôt une période de décadence, de dissolution, d'affaiblissement : la culture administrative formaliste et procédurière tend à écraser les esprits, les tempéraments, les « caractères ». Elle produit du conformisme, du découragement et même de la névrose2. L'Etat italien lui-même donne l'exemple, sinon du découragement, du moins de l'indécision, de la procrastination, voire de la schizophrénie (revirement d'alliances pendant la guerre 14-18).

     D'où l'importance de la culture sportive dans le régime fasciste : des règles simples, claires, une discipline des esprits et des corps ; la revalorisation des valeurs viriles, martiales ? Sans doute. En tout cas, valoriser l'unité nationale à travers le patriotisme sportif et les compétitions internationales, ça oui, c'est évident. Forza Italia. Ce programme bien entendu n'élimine pas les rivalités internes ; il les encourage, il s'en sert ! (exemple, la rivalité cycliste Coppi/Bartali). Le fascisme divise pour régner ? Probable. En tout cas son Etat s'effondre rapidement. Sa base était fragile, diront certains ; mais non, selon les autres, la culture fasciste s'est perpétuée, renouvelée, revêtue des habits neufs de l'américanisme et de la consommation ; elle a poursuivi son travail de sape d'abrutissement des masses par le spectacle des fausses libertés individuelles ; c'est le point de vue d'un Pasolini.3

 

    Le foot italien, quoi qu'il en soit, s'inscrit dans une longue histoire, plus ancienne que celle de l'Angleterre ; le foot n'est donc pas né en Angleterre à l'époque victorienne. Pour l'historien allemand Horst Bredekamp, il est né à Florence au Moyen Age.4 Dès le XIVe, écrit-il, « on peut lire des récits où des meurtriers poussent devant eux la tête de leur victime ». Puis on passe à l'idée d'un football pratiqué avec les crânes des adversaires ; enfin, dans un drame de 1612, l'auteur anglais John Webster prête à un prince Médicis d'avoir dit qu'il ne trouvera de repos jusqu'à ce qu'il puisse jouer au football avec la tête de son ennemi.

    Contrairement donc à ce qu'on a longtemps cru, explique l'historien, l'anecdote littéraire révèle que le football était connu et même prisé de la noblesse ; il ajoute aussitôt avec humour : les Médicis auraient sans doute assisté aux matchs de la Fiorentina, « et cela nous réconcilie avec nombre de leurs méfaits ».

 

    En étudiant des eaux-fortes et des gravures de la fin du XVIe et du début du XVIIe, Horst Bredekamp nous présente le « calcio » florentin : un jeu de pied (puisque calcio veut dire coup de pied) sur un terrain délimité et qui consiste à lancer une balle au-delà d'une ligne ; s'affrontent deux équipes de 27 joueurs chacune, dont cinq qui s'appellent des « destructeurs » ! Cela ressemble quand même davantage au rugby qu'au foot moderne. Certains matchs sont mieux organisés que d'autres : on parle alors d'un calcio gala, où les joueurs sont des jeunes gens de bonnes familles, souvent nobles, et magnifiquement vêtus. Des tribunes sont installées, remplies de plusieurs milliers de spectateurs.

    Un tel spectacle n'est évidemment pas du goût de tout le monde ; le moine Savonarole veut l'interdire et le calcio est de fait interrompu pendant quelque temps. Mais il revient en force, et se donne des significations nouvelles : on veut y voir une pratique populaire et même républicaine héritée des Romains voire des Grecs ! Avec Galilée et les découvertes astronomiques, on va jusqu'à comparer le mouvement de la balle à celui des planètes ! Mais on se pose alors de graves questions : quel est le rôle de l'homme (du joueur) dans cette affaire ? Pourquoi la balle est-elle plus favorable aux uns qu'aux autres ? Qui en décide ? Hasard ou Fortune ?

 

    Le calcio vise à former et à exercer des joueurs rapides, adroits et puissants. Avec 27 joueurs des stratégies collectives sont indispensables. Bref, c'est un sport militaire ? Oui mais pas seulement, explique l'historien. C'est aussi et surtout une mise en scène du pouvoir et de la société, qui vise notamment à « canaliser » les énergies, voire les « pulsions ». Le calcio aurait donc une valeur « curative » de « soulagement », permettant d'éviter les rébellions et les « décharges » (au sens sexuel) qui pourraient troubler l'ordre public (et la vertu des femmes!).

    Dans ce registre, des critiques et des satires apparaissent chez ceux qui n'y jouent pas ou en contestent les supposées valeurs physiques ; ce jeu très maniéré auquel s'adonnent les petits messieurs bien vêtus de la ville n'est pas si « viril » qu'on le dit. La balle ou les balles du calcio sont évidemment renvoyées aux parties génitales de l'homme. Mieux vaut jouer à la balle au poing plutôt qu'à coup de pied, font remarquer les satiristes, parce qu'au poing on peut jouer par tous les temps et mieux vaut « une balle velue qu'un ballon lisse et mou ».

 

 

1: Voir Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010 et 2014, coll. Tempus, p. 246.

2: Le phénomène est constaté ailleurs et la littérature s'en fait l'écho : je pense au grand roman de Musil, L'homme sans qualités. Ainsi qu'à toute l'oeuvre de Kafka.

3: Pasolini, Ecrits corsaires, 1975, traduction française en 1976, puis Flammarion, coll. Champs, 2018.

4: H. Bredekamp, Le football florentin. Les jeux et le pouvoir à la Renaissance, Diderot Editeur, Paris, 1995. Voir aussi Laurent Turcot, Sports et loisirs, une histoire des origines à nos jours, Gallimard, Folio-histoire, 2016, pp. 337-343. Et Paul Dietschy, Histoire du football, op.cit. pp. 27-31.

 



18/06/2023
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