En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Vous avez dit capitalisme ?

 

   

   Je lis dans Ouest-France un entretien donné par François Bégaudeau qui vient présenter son dernier livre, Notre Joie, qui se vendra sans doute bien, comme le précédent. (1). Cet auteur né en 1971, fils d'enseignants et enseignant lui-même pendant quelque temps avant de connaître le succès littéraire et même cinématographique (Palme d'Or au Festival de Cannes 2008 avec le film Entre les murs, tiré de son propre livre), se déclare et se "pense" comme un adversaire du capitalisme; et il explique à Ouest-France que cette adversité est plus concrète que celle des opposants au "système", où se retrouvent selon lui beaucoup de "dissidents" peu fréquentables (c'est à dire d'extrême-droite). Plus loin il précise qu'il vit modestement dans un petit appartement parisien de 40 m2, qu'il est célibataire, sans enfants, et que sa consommation est par conséquent fort limitée. On l'imagine assez bien aller acheter ses petits légumes à la bio-coop du quartier.

 

(1): Editions Fayard, septembre 2021. Son précédent livre, Histoire de ta Bêtise, 2019, Fayard, s'est vendu à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires (dans le top 50 des essais). Bégaudeau multiplie également les apparitions et entretiens audio et vidéo. Il est encore loin de la notoriété d'un Michel Onfray, mais il jouit d'une certaine estime "esthétique" ...      

 

    Bégaudeau est évidemment un bobo et il en est même un archétype. Tel qu'il en parle, son livre respire l'autosatisfaction confortable et dénonce le ressentiment "sans joie" et même morbide de ces dissidents (d'extrême-droite rappelons-le) qui en appellent aux valeurs, à la nation et au "c'était mieux avant" ! Bégaudeau n'oublie pas de citer Nietzsche (car il est cultivé, attention, agrégé de lettres modernes !) pour exprimer son aptitude à un certain individualisme esthétique et "supérieur"; cette hauteur de vue lui permet de survoler les propos et les moeurs de ses contemporains contradicteurs (avec lesquels il refuse de débattre, soit dit en passant) où il ne voit qu'élucubrations et vulgarité psychologique. Bégaudeau, en bon libertaire de gauche métropolitain, méprise les beaufs et les ploucs de la province; mais il ne le dit pas trop fort, et ses livres s'attaquent donc en priorité aux bourgeois et aux "héritiers" qui transmettent et imposent leurs méchantes idées et leurs préjugés (leurs bêtises) à l'ensemble de la société; cette "domination" culturelle via l'enseignement (supérieur) et les médias est devenue la "matrice" du capitalisme, disons depuis une trentaine d'années, renforçant et légitimant les inégalités, inculquant même aux masses dominées le sentiment de leur impuissance. Eh bien, nous dit Bégaudeau, la joie et le sentiment de la joie, d'une joie simple et affective (il évite la notion de fête, car la fête peut être compliquée à organiser, bruyante et dépensière), tel est le vrai remède au poison consumériste, et surtout telle est la véritable et discrète opposition aux discours et aux pratiques du capitalisme; car il ne fait pas de doute pour lui que le capitalisme est un ensemble de techniques et de tactiques ayant pour but l'abrutissement et l'asservissement des masses par la tristesse, par le stress, par la violence et par la maladie. 

 

     Mais comment parvenir à cette joie simple ? Sinon en lisant son livre, ses livres, Bégaudeau ne donne pas vraiment d'indications. En vérité, ainsi que l'ont bien vu quelques rigoureux commentateurs, autrement plus savants que lui sur la question du capitalisme "moderne" et de ses évolutions sociales, le propos de Bégaudeau est une fiction "post-moderne" parfaitement dépourvue de culture politique sérieuse (marxiste par exemple). Et ce faisant, alors que le livre semble avoir été écrit afin de répondre aux arguments de certains "dissidents" (d'extrême-droite, je le rappelle), il ne satisfera sans doute que des lecteurs déjà décidés à voter écolo au premier tour et pour Macron s'il le faut au second. Le capitalisme, lui, pourra continuer ses affaires et Bégaudeau les siennes. On comprend mieux, pour conclure, que Ouest-France ait pu ouvrir ses colonnes à un livre et un auteur aussi inoffensifs et aussi "politiquement corrects". 

 

    Visage du capitalisme affairiste à la française, Bernard Tapie vient de casser sa pipe à 78 ans. La mort permet de rappeler la vie du défunt; et en l'occurrence, pas n'importe quelle vie, "l'homme aux mille vies" ont même titré certains journaux; en vérité, Tapie fut un bonimenteur et un "mytho"; ses années de jeunesse ne sont pas bien connues (il aurait très tôt arrêté ses études), et sa  biographie "officielle" édulcore et embellit sa formation et son apprentissage. Tapie de toute façon s'est toujours présenté comme un self-made-man dans la pire tradition américaine, c'est à dire sans scrupules et sans "affects": être efficace, gagner de l'argent, être un "winner" et mépriser les "losers". Sous les faux airs de "Bobby", le bon garçon de la série Dallas des années 80, Tapie est davantage le "JR" de la famille, c'est à dire le manipulateur, le menteur et en définitive l'escroc. Or le capitalisme de cette période qualifiée de "néo-libérale" autorise toutes les entourloupes, avec l'accord implicite des plus hautes "instances" politiques. Les économistes nous disent que ce nouveau capitalisme affairiste, financier et médiatique (mais pas si nouveau que cela en vérité) profite alors des difficultés de production et de concurrence des "vieilles industries" florissantes des Trente Glorieuses (métallurgie, électro-mécanique, textile...). Tapie incarne le "manager" qui séduit les banques et réduit les emplois; partout où il achète et rachète (l'usine Wonder à Lisieux par exemple) les ouvriers trépassent; lui s'enrichit, considérablement, mais les autres, les "losers", s'appauvrissent et n'ont plus que Lisieux pour pleurer.

    Sur sa lancée, Tapie vient aussi donner des leçons politiques: il s'attaque au Front National et à ses valeurs selon lui passéistes et "nauséabondes", il souhaite une immigration "dynamique", c'est à dire corvéable (c'est d'ailleurs le souhait de tout le grand patronat de cette période, Bouygues en tête, qui rachète alors TF1), et il va à Marseille pour donner de la voix; cette "grande gueule" utilise alors le foot (il devient président de l'OM) pour améliorer ses affaires et sa notoriété; il a mieux compris que les autres "PDG" le rôle des médias et de la communication; il organise beaucoup de fêtes, invite des milliers de gens, des élus, des journalistes, des sportifs, des vedettes, des opportunistes et de la "chair fraîche" selon son expression (il dit aussi du "matos" pour désigner les prostituées qu'il fait venir lors des stages de l'équipe de l'OM). Il ne recule devant rien: tous les coups sont permis, tous les trucages possibles, y compris lors de certains matchs de foot. Démesure, débauche, "hybris" (normal, me direz-vous, dans la "cité phocéenne"... Le yacht de Tapie s'appelle d'ailleurs le Phocéa). Mitterrand, que fascine la voyoucratie, va même le nommer  ministre de la ville dans un gouvernement de "gauche plurielle"; les vertueux socialistes sont consternés, mais ils ne sont plus très nombreux. 

    Le verbe et l'énergie de ce type peu recommandable (selon mon humble avis) semblent avoir plu à de nombreux sportifs, y compris le champion cycliste breton Bernard Hinault, qui s'engage en 1984 dans l'équipe La Vie Claire financée par Tapie, et qui très vite devient la meilleure équipe du peloton international. En rachetant la société Look (fixation de skis) le tonitruant manager introduit les pédales automatiques sur les vélos: Hinault et ses coéquipiers sont immédiatement acquis à cette innovation qui permet aux coureurs de ne plus rester coincés dans leurs pédales en cas de chutes. A la rigueur, c'est la seule chose disons "positive" que je veuille bien accorder à Tapie (même s'il n'en est pas l'inventeur proprement dit). Car pour le reste, les actions de ce monsieur me semblent avoir été très négatives voire nuisibles, et parfaitement représentatives d'une certaine culture économique et sociale venue d'outre-Atlantique. Capitaliste ? Pour résumer, oui.          

 



09/10/2021
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