En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Petite leçon sur la démocratie

 

  J'ai récemment préparé un cours sur la démocratie, pour en montrer les principales et différentes caractéristiques; bien sûr, il faut partir de l'expérience athénienne au Ve siècle avant notre ère, qui donne son nom à la "chose"; je dis "la chose" parce que j'y vois en effet une création humaine un peu étrange, à la fois rationnelle, logique, mathématique, et cependant non dénuée de mystère, de hasard, d'empirisme. Un seul exemple: le tirage au sort des citoyens qui sont amenés à exercer des magistratures. Hasard total ? Non. Le tirage au sort s'effectue d'après des listes établies au préalable; et les magistratures sont collectives; on ne confie pas la totalité d'une fonction à un seul citoyen; la démocratie athénienne est un système de surveillance et de contrôle des uns et des autres, des uns par les autres; il ne s'agit pas seulement de respecter les lois écrites, bien souvent il faut aussi se conformer aux lois orales, c'est à dire à certaines habitudes et certaines façons de faire et de penser; Périclès, dans un de ses discours rapportés par Thucydide, explique la force du modèle athénien par la qualité et la capacité des citoyens, sans lesquelles les institutions ne pourraient pas fonctionner. C'est aussi ce que pense et ce qu'écrit le général de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir: l'infirmité d'un chef ne saurait être compensée par la valeur de l'institution, et "le succès n'est possible que si le talent trouve son instrument..." . Car enfin, "rien n'est pire qu'un système tel que la qualité s'y consume dans l'impuissance". (1)

 

(1): C'est d'ailleurs la citation finale du livre de Arnaud Teyssier, op. cit.

 

   Ce qui est vrai pour le chef l'est aussi pour le peuple, le "démos" des Grecs; dans son discours, Périclès nous fait comprendre qu'il n'y a pas de grand chef (c'est à dire lui-même) sans un grand peuple; ou, pour être un peu plus précis, car il faut être précis quand on parle de la démocratie athénienne (2), c'est par le mérite et le respect des lois, écrites et non écrites, qu'un citoyen athénien, même d'origine modeste, peut accéder aux plus hautes fonctions; par conséquent, c'est de la qualité générale d'un peuple que peuvent s'extraire ici et là des citoyens exemplaires et qui seront dignes de diriger la cité. Evidemment, cela relève du discours, et il en allait sans doute un peu autrement dans la réalité; mais, nous dit l'helléniste Jacqueline de Romilly, il ne faut pas pour autant rejeter ou dénigrer les textes politiques en les considérant comme démagogiques, patriotiques, voire sexistes et misogynes (puisque les Athéniennes ne sont pas concernées directement par la citoyenneté), ainsi que tendent parfois à le faire certains intellectuels sociologues, pour qui Périclès (ou l'historien Thucydide) ne représente pas vraiment la réalité (sociale !) de la démocratie. Cette réalité m'est un peu indifférente, déclare Jacqueline de Romilly, pour qui la démocratie est avant tout un terrain d'expérience pour les penseurs de l'époque; les faits ne sont pas instructifs en eux-mêmes, ajoute t-elle, ce qui instruit, en revanche, ce sont les questions et les débats qu'ils soulèvent; et dans ce sens, la démocratie athénienne n'en finit pas d'être intéressante, car elle s'interroge sur elle-même, pleine d'incertitudes et de tensions, elle procède par expériences et tâtonnements, et de la sorte, malgré son caractère très limité, dans le temps et dans l'espace, elle ouvre la porte à un véritable universalisme (3).

 

(2): Il faut s'appuyer sur les textes et si possible "dans le texte" ! Telle est la leçon que donne Jacqueline de Romilly dans ses entretiens avec Alexandre Grandazzi, Une certaine idée de la Grèce, Editions de Fallois, 2003, Livre de Poche, 2006. Les passages suivants sont extraits de ce livre.

(3): Je cite en substance Pierre Rosanvallon, L'universalisme démocratique: histoire et problèmes, La vie des idées, Collège de France, 17 décembre 2007.

 

    La démocratie ne se limite pas aux institutions; et c'est un peu le défaut de certains manuels (qui peuvent entraîner des professeurs avec eux  !), à travers organigrammes et définitions, de montrer la démocratie comme un système figé dans des structures; et cela amène parfois les élèves à confondre régime et système politiques; et il y a de quoi être confondu en effet, puisque l'on ne parle jamais de "république" athénienne; la distinction entre régime et système, entre res-publica et exercice de la démocratie, on la trouve ensuite avec les Romains, quand la "puissance publique", donc l'Etat, peut devenir un régime non-démocratique ou anti-démocratique, contre lequel s'élèvent de temps en temps les "tribuns de la plèbe", qui d'ailleurs ne représentent pas forcément la voix du peuple ! Toujours est-il que les élèves peuvent être surpris quand on leur dit que démocratie et république ne sont pas synonymes, et que démocratie et monarchie ne sont pas antonymes ! Donc, il faut montrer que la démocratie ne se réduit pas à une structure, à une organisation, à une "technique"; mais qu'elle est avant tout, pour parler comme Jacqueline de Romilly, une expérience collective qui interroge chacun, qui l'"individualise" dans son rapport au collectif; c'est en participant à une assemblée, par exemple, et même si je n'y prends pas la parole, surtout d'ailleurs en n'y prenant pas la parole, que je mesure mieux ce que je pense des "autres", et de ces "autres" qui eux-mêmes disent représenter les "autres"; bref, l'expérience du groupe, du "commun", éveille en chacun des questions et des doutes: qui sont vraiment ces autres ? qu'ai-je en commun avec eux ? me sont-ils agréables à entendre ? si oui, pourquoi ? et sinon, pourquoi ?

 

    La démocratie peut donc produire bien des réflexions, et c'est un système fort propice, je crois, à la littérature, à la production de textes; pour Jacqueline de Romilly, la démocratie va de pair avec la tragédie et la philosophie; c'est elle qui donne l'inspiration ! c'est à travers elle que sont questionnés et revisités les mythes ! Comment croire aux dieux et aux héros quand on voit un simple citoyen sans qualités spéciales devenir le chef de la cité ? Mais précisément, explique l'hélléniste, les critiques de la mythologie et de la démocratie sont indissociables et s'échauffent réciproquement, avec ce résultat que les opinions et les croyances s'en trouvent renforcées; en somme, la démocratie fabrique ses propres critiques qui loin de l'affaiblir la confortent ! Créature vampirique ! J'ai parlé de "la chose" au début de cette chronique, je persiste ! Enfin, sur un plan disons plus calme, voire plus distingué, plus chic, le fonctionnement démocratique a beaucoup inspiré Alexis de Tocqueville; les manuels et les programmes lui accordent une certaine place depuis quelques années, alors qu'il fut longtemps écarté, rejeté même par les intellectuels marxistes, ou par les "structuralistes".

   L'étude de Tocqueville sur la démocratie américaine vaut surtout par l'élégance et le brio du style; elle donne l'impression de la clarté lumineuse, mais je crains qu'elle ne pénètre pas vraiment les profondeurs sans doute obscures du système américain (on dirait aujourd'hui "l'Etat profond" !); le jeune Français (il a 30 ans quand est publié De la démocratie en Amérique, en 1835) porte un regard et un point de vue des plus distants et raffinés sur une démocratie américaine dont il n'a pas vu les trivialités les plus impitoyables; mais c'est tout le charme de sa lecture; j'ai bien du mal, pour ma part, très modeste j'en conviens, à ne pas sourire ou rire franchement des observations lointaines de M. de Tocqueville, comme celle-ci: "Aux Etats-Unis, les plus opulents citoyens ont bien soin de ne pas s'isoler du peuple; au contraire, ils s'en rapprochent sans cesse, ils l'écoutent volontiers et lui parlent tous les jours." - Le point de vue tocquevillien, qu'on peut qualifier de libéral (dans le sens d'ouvert d'esprit, de tolérant, voire de condescendant), fait suite à celui de Benjamin Constant, un auteur très méconnu, non seulement des élèves mais aussi des professeurs, qui se trouve brusquement mis en valeur dans le nouveau programme de spécialité-science-po de Première. Que dit Benjamin Constant ? Eh bien, que la démocratie "moderne", à la différence de celle des Anciens (des Grecs), ne doit pas contribuer ou aboutir à la surveillance de tous par tous, mais au contraire permettre et favoriser la liberté et l'indépendance des individus, y compris et surtout en écartant le plus grand nombre des citoyens de l'exercice souvent contraignant de l'administration et de la législation. Les citoyens ainsi écartés des tâches ingrates, le fonctionnement de la démocratie sera en quelque sorte "épuré", et s'exercera entre de véritables esthètes de la chose publique, sous la forme de "gentlemen agreement" (Benjamin Constant est un admirateur du système anglais).

 

    D'où, pour conclure, la difficulté des référendums, qui, en effet, et ainsi que me le suggère mon lecteur, peut occasionner des débats confus et compliquer le fonctionnement démocratique; c'était le point de vue de Giscard d'Estaing à propos du référendum sur l'Europe en 2005; le texte proposé était d'une grande tenue juridique et d'une certaine cohérence intellectuelle et morale, mais il a fallu que le peuple s'en saisisse et en discute (sur les réseaux sociaux notamment) pour que ce fût la foire d'empoigne et qu'on n'y comprît plus grand chose, sinon que le référendum au lieu de porter sur le texte allait finalement servir à sanctionner Chirac et son gouvernement ! Sanction fatale au Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui, déçu par l'Europe, se tourna vers la Chine. On peut toutefois opposer à Giscard un autre point de vue: que le débat démocratique a permis au contraire d'y voir plus clair dans un texte passablement technique, et qu'il a montré, surtout, une opposition qui n'a cessé de se renforcer depuis quinze ans: entre les médias "classiques", disons "bourgeois" si l'on veut (Le Monde, Ouest-France, France TV, France-inter, France-culture, Nouvel Obs, Le Figaro, etc.), et le nouveau grand média populaire qu'est internet; les premiers ont largement fait campagne pour le "oui" et le second a plutôt défendu le "non" au traité européen.

 

    La démocratie produit beaucoup de débats et de littérature; et Jacqueline de Romilly a bien raison de rappeler que c'est sans doute là son principal intérêt; évidemment, toute cette production peut donner l'impression d'un "trop- plein" ou d'un ras-le-bol; il faut quand même, je le crois, prendre le temps, chaque jour, de lire un ou deux articles, et si possible d'opinions différentes voire contraires; c'est ce que je m'efforce de faire, et c'est ma façon d'être démocrate.                       

 



22/05/2020
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