Le temps des ouvriers
Je regarde un long documentaire diffusé par la chaîne Arte: Le temps des ouviers, en quatre parties d'une heure chacune. La réalisation est très bonne avec un savant dosage de séquences et d'images variées; les interventions orales sont très vivantes et sonnent juste; pas de long bla-bla; historiens et anciens ouvriers expliquent la dureté physique et psychologique du travail en usine; comment celui-ci a évolué, comment il s'est imposé, malgré quelques résistances, ou grâce à elles; le documentaire, bien sûr, insiste sur les luttes politiques de la classe ouvrière, qui ont presque toujours échoué. Il n'explique pas à fond pourquoi et semble conclure que le système de production capitaliste est toujours le plus fort; il s'achève par conséquent sur l'idée d'une "destruction" de la culture ouvrière, d'un effondrement et d'un "émiettement" de son identité et de sa "conscience de classe". Mais cette conclusion ne vaut que pour l'Europe occidentale. De nombreuses critiques pourraient donc être faites sur le "fond" de ce documentaire surtout brillant par la forme. Et comme il m'arrive d'être plus sensible à la forme qu'au fond, je n'en dirai pas plus, très satisfait en définitive d'avoir vu ces quatre heures.
Elles m'ont par moments rappelé ma propre expérience ouvrière, pendant les étés 1988, 89, 90; comme beaucoup d'étudiants il me fallait gagner un peu d'argent et je réussis par un cousin à me faire embaucher dans une usine d'imprimerie; des livres, ça devrait te plaire, m'avait dit mon père, un peu vite; en vérité mon travail allait consister à "faire des calendriers", surtout de banques, Crédit Agricole et Crédit Mutuel de Bretagne. Lors de mon entrée dans l'usine je commis deux maladresses, prouvant mon inexpérience totale de la culture ouvrière: d'abord, ayant reconnu ma cousine, je me dirigeai vers elle pour lui dire bonjour en l'embrassant; surtout pas ! m'écarta t-elle vivement, mais en gardant le sourire sous les regards amusés de quelques autres filles. Puis arrivé à mon poste, je fus présenté à mes collègues d'atelier, sans oser leur serrer la main mais en leur disant, "bonjour messieurs", ce qui les fit immédiatement s'esclaffer -
Très vite, cependant, ils virent que j'étais solide et endurant, sérieux et sympa; telles étaient les qualités du poste; et le poste fait l'homme ! The right man in the right place comme on dit outre-Manche ! De l'endurance il en fallait pour tenir le rythme de la machine, qui collait les rectos et les versos des calendriers; parfois ça tournait vite, quand tous les réglages étaient bons; au début, ce sont les collègues qui faisaient les réglages: il fallait que le papier recto ou verso fût bien ajusté aux angles du calendrier carton; puis peu à peu je m'en suis occupé tout seul. La température de la colle avait aussi son importance; trop chaude et trop liquide le papier pouvait déraper; trop épaisse le papier faisait des "cloques"; il fallait aussi bien vérifier la propreté des rouleaux et du tapis roulant sur lequel défilaient les calendriers fraîchement encollés. Parfois, pour une raison inconnue, les petites cellules photoélectriques qui fixaient la pose du carton sur le papier devenaient folles et il fallait tout de suite intervenir, ne jamais s'éloigner par conséquent de sa "bécane". Mais le plus souvent tout roulait bien, et on pouvait flâner un peu, il n'y avait qu'à récupérer les calendriers qui tombaient ou glissaient doucement dans le bac d'arrivée, en regarder un toutes les trente secondes, vérifier les angles, le collage, et les ranger par piles sur des palettes. Bien sûr, on me donnait à faire les grosses quantités, par exemple les calendriers du Crédit Agricole, tandis que mes collègues expérimentés avaient parfois affaire à des calendriers de luxe, en petits tirages, où il ne fallait surtout pas en rater un seul ! Je me souviens notamment des calendriers de la marque Kookaï, en papier glacé, qui représentaient de jolies femmes plus ou moins dévêtues; la concentration était alors à son maximum.
L'imprimerie avait sa hiérarchie; je faisais la route (on dirait aujourd'hui du covoiturage) avec un typographe, qui était au début de la chaîne de production; il travaillait à l'ancienne et il était plutôt fier de son savoir-faire; il lui arrivait de temps en temps de décocher quelques remarques grinçantes sur les types qui conduisaient les grosses machines offset qui débitaient de la quantité en couleur; quant à la confection des calendriers, il en parlait à peine, ce n'était presque plus de l'imprimerie selon lui. Il évitait bien sûr de dire du mal de mon cousin, qui s'occupait des réparations; c'est un mécanicien pour tracteur, me fit-il un jour remarquer, il ne s'y connait pas forcément sur toutes les machines; lui, en tout cas, connaissait par coeur et sur le bout des doigts sa "bécane", et qu'il pouvait réparer tout seul. Quant au patron et au fils du patron, on les voyait de temps en temps passer dans les ateliers, accompagnés d'un visiteur, d'un cadre, d'un contremaître, etc. On était averti du passage par des petits sifflements, et tout le monde prenait alors l'attitude la plus investie, la plus attentionnée; c'était pas le moment d'aller pisser.
Les horaires enfin: on démarrait à 8 heures jusqu'à midi et de 13 h 30 à 17 h 30; quarante heures donc par semaine. Mais je me souviens qu'en raison d'une période de fortes chaleurs on avait décidé au sein de l'atelier de commencer à 7 heures et de pouvoir ainsi terminer à 16 h 30; ce n'était pas spectaculaire comme mesure, mais pour décaler davantage les horaires il aurait fallu l'accord de tous les ateliers. Les typographes, qui étaient en quelque sorte l'élite ou l'aristocratie de l'imprimerie, n'auraient sans doute pas accepté. L'entreprise employait surtout une main d'oeuvre rurale peu qualifiée; les mouvements de protestation étaient rares; mon covoiturier typographe avait pourtant bien des critiques à faire; il ne voyait pas l'intérêt de certains investissements (je ne pourrais plus dire lesquels), et le fils du patron ne lui faisait pas la meilleure... impression; il préférait le père, qui avait "bon caractère"...
L'entreprise a été rachetée par le groupe Exacompta Clairefontaine au début des années 2000; le nombre des salariés a diminué (moins de 100), ainsi que les ventes; le chiffre d'affaires a chuté de 35 % entre 2017 et 2018; la situation est donc très fragile.
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