En regardant le Tour
Respectons les traditions: regarder le Tour en est une pour des millions de gens, Français mais aussi Italiens, Espagnols, Belges... Disons les "nations historiques" du cyclisme. Un peu d'histoire, donc, car on ne regarde pas le Tour aujourd'hui comme autrefois, par exemple en 1975.
Je choisis cette année-là dont j'ai déjà parlé; 25 visiteurs ont même consulté mon article, c'est le record de mon blog ! Une autre raison m'y pousse: Eddy Merckx; car c'est en 75 que le grand champion belge, déjà quintuple vainqueur du Tour (69, 70, 71, 72, 74), est battu par Bernard Thévenet, notamment lors de l'étape de Pra-Loup. Un universitaire rennais, Jean Cléder, s'est intéressé à la retransmission de cette étape, je le cite:
- "Les hostilités du jour ont depuis longtemps éparpillé les coureurs dans la montagne, quand Eddy Merckx attaque une dernière fois à quelques centaines de mètres du sommet de l'avant dernière difficulté (le col d'Allos), et plonge seul dans la descente pour y disparaître définitivement. En effet, la moto-image ne parvient pas à le suivre, puis une rupture de faisceau laisse l'action sans image, brouillant les repères des commentateurs, sans pour autant perturber leur diction... La suite est incroyable, et ne sera, d'abord, crue par personne. Privés d'images et privés d'Eddy Merckx, les observateurs de la Télévision française... racontent ce qu'ils ne voient pas et qui n'adviendra jamais: la sixième victoire du champion belge dans le Tour de France. Les documents audiovisuels (reportage de l'Eurovision) sont sidérants, fabriquant de la fiction à partir des images documentaires. Privé lui aussi d'informations, lorsque Bernard Thévenet revient sur la voiture Molteni [équipe de Merckx] dans la montée de Pra-Loup, il n'y croit pas: il imagine une erreur, ou une ruse du directeur sportif, mais aucunement une défaillance de Merckx. Lorsque les images reviennent, plus personne ne sait comment sont disposés les coureurs sur la pente: grosso modo, le spectateur doit se fier à ce qu'imagine le narrateur principal de l'histoire, Daniel Pautrat [journaliste télé]... C'est alors que la force référentielle des images va s'opposer à la force d'adhésion de la parole. Lorsque la caméra remonte sur la tête de course, elle montre indubitablement le maillot bleu de Felice Gimondi; mais cette version vraie contrevient au vraisemblable du récit commencé par Daniel Pautrat et ses assesseurs, qui refusent de croire et de faire croire ce que tout le monde voit pourtant..." (1)
(1): Jean Cléder, Eddy Merckx, analyse d'une légende, Mareuil Editions, 2019. 222 pages. p. 189. Très beau livre (22 euros), richement illustré, où l'auteur s'efforce d'expliquer la domination de Merckx pendant les années 69 à 75. On retiendra l'idée d'un "coureur complet", polyvalent, d'une puissance et d'une endurance exceptionnelles, et très vite devenu "le coureur à battre", suscitant parfois de la détestation idéologique dans le public (l'anti-merckxisme !). Jean Cléder insiste également sur la "mise en scène" et la "scénarisation" des courses et des avant-courses par les médias; le cyclisme est théâtral, littéraire, et les coureurs les plus réputés deviennent les personnages et les "caractères" d'une histoire qui peut être tragique. Jean Cléder fait remarquer que le niveau littéraire des journalistes sportifs a beaucoup baissé au cours des trente dernières années, et que la compétition cycliste n'a par conséquent plus la même dimension narrative ou théâtrale qu'autrefois. Son livre s'appuie beaucoup sur la revue Miroir du Cyclisme, d'inspiration communiste, et favorable au Tour de France par équipes nationales; cette revue a décliné dans les années 80 puis disparu en 1994 (comme le parti communiste d'une certaine façon...)
Parlons un peu maintenant des commentaires télé; s'il y avait autrefois des défaillances voire des déficits d'images, et en tout cas une retransmission très limitée des étapes (la dernière heure de course), ce n'est plus le cas aujourd'hui, où la quasi totalité du Tour est diffusée par la télé "publique", avec des dizaines de caméras, sur les motos, sur les hélicoptères, et à l'arrêt sur les plateaux de départ et d'arrivée d'étape; cela oblige les commentateurs à "meubler" des heures et des heures d'antenne, à interroger sans cesse certains coureurs, avant le départ, à l'arrivée, et quelques directeurs sportifs au moment de la course, à confectionner des rubriques ou des chroniques (des "pastilles" comme ils disent), par exemple sur l'histoire du Tour. Quant à la géo, au "tour de la France", elle donne lieu depuis les années 1990 à des commentaires spécifiques qui d'abord furent assurés par le journaliste polyvalent Jean-Paul Ollivier (dit "Paulo la science", mais beaucoup plus féru d'histoire que de géographie du Tour !), puis délivrés par un "consultant" extérieur: ainsi Eric Fottorino en 2015 et 2016, puis Franck Ferrand depuis 2017.
Que retenir de tout ce dispositif journalistique ? D'abord, la qualité des images, notamment aériennes, par hélicoptères ou par drônes, qui valorise (survalorise et surexpose, diront certains) les monuments, le "patrimoine" et les paysages. Le Tour est devenu un panorama ou une tribune touristique de la France et de ses "trésors", pour utiliser un mot souvent employé par Franck Ferrand, qui, à la différence de son prédecesseur, insiste davantage sur les richesses minérales et végétales, sur les cours d'eau, un peu à la manière d'un instituteur d'autrefois qui aurait lu le Tableau de la France de Vidal de La Blache. Franck Ferrand, très élégant, portant veste et chapeau, un peu mondain selon certains, dégage assurément un style aristocratique (pédant et pompeux selon les mêmes) qui convient plutôt bien à la mise en valeur du patrimoine des châteaux, des manoirs, des églises, des chapelles, etc. Son prédécesseur, Eric Fottorino, ancien directeur du quotidien Le Monde, apportait quant à lui une touche bien pensante de parvenu* qui probablement ne convenait pas bien à la tradition plutôt patriotique du Tour, et c'est pourquoi il abandonna au bout de deux années....
*: Je pense surtout aux personnalités, pas n'importe lesquelles (Attali, Drucker, Klarsfled, Klein, etc.), que Fottorino appelait au téléphone pour qu'elles livrent en quelques minutes leurs impressions d'enfance sur le Tour; et c'était à chaque fois l'occasion pour ces personnalités de délivrer en sourdine un petit messsage "mémoriel" bien pensant...
Ensuite, évoquons la tradition patriotique des commentaires du Tour. Même si le mot "patrie" n'est jamais prononcé, les commentateurs français ont toujours été d'accord, depuis les origines des retransmissions télé (années 1950), pour valoriser les champions nationaux; mais les façons de le faire ne sont pas les mêmes; disons pour simplifier qu'il y a la manière tranquille et modérée de l'actuel commentateur en chef, Alexandre Pasteur, qui délivre en effet des observations... "pasteurisées", sans ingrédient idéologiquement nocif, sur les qualités des coureurs français. Et il y a aussi la manière un peu plus enthousiaste et parfois abrutie de déclarer ses préférences chauvines, celle qu'on a reprochée au prédecesseur de Pasteur, Thierry Adam, qui a été relégué sur une moto.
Enfin, je trouve aujourd'hui 14 juillet dans le quotidien Ouest-France, journal de réputation politique anti-patriotique, anti-jacobine, europhile et atlantiste, un compte-rendu de l'étape d'hier qui ne manque pas d'un certain ridicule cocardier, mais je vous en laisse juge par les extraits que voici:
- "Hier, on a été témoin à Saint-Etienne d'un final à couper le souffle, avec deux Français acteurs majeurs. Julian Alaphilippe le dynamiteur. Thibaut Pinot le provocateur. Deux Français qui ont résisté aux favoris du Tour et à leurs équipiers pendant plus de dix kilomètres (...) On n'écrit pas que Thibaut Pinot gagnera le Tour. Et on s'en ficherait presque... Mais il est là... Et avec Julian Alaphilippe, ils rallument une flamme, la vraie celle-là. Ils montrent la voie, et c'est déjà ça."
Bel exemple, comme dirait l'universitaire Jean Cléder, de la baisse de niveau littéraire des journalistes français.
Afin de prendre quelque distance avec ce ridicule cocardier et le journal qui en est le support, je vais partir quelques jours en Sardaigne avec Victorine; là-bas, j'irai peut-être regarder le Tour dans un café en compagnie de supporters italiens, et je n'hésiterai pas si l'occasion se présente à saluer les efforts de Fabio Aru, le champion sarde, tout à fait capable de gagner une étape...
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