Les destinées sentimentales
Tel est le titre du roman de Jacques Chardonne paru entre 1934 et 1936, et plusieurs fois republié ensuite. Je l'ai trouvé en collection Livre de Poche chez Albin Michel (1984) pour 4 euros. Malgré son engagement pétainiste et même collaborateur pendant la Seconde guerre, Chardonne n'a pas été exclu du paysage littéraire français; le président Mitterrand n'hésitait pas à en dire le plus grand bien. Les destinées sentimentales exposent en 450 pages un tableau de la (haute) bourgeoisie charentaise; on y parle très bien, l'élégance et les bonnes manières sont de mise, assombries ou perturbées par les soucis économiques et les interrogations morales, religieuses, sociales; le style de Chardonne est fluide, limpide, lumineux, et doté d'un vocabulaire descriptif varié et précis; le roman est donc agréable à lire, tout en souplesse, même si la combinaison du confort haut-bourgeois et de ses angoisses "existentielles" (sentimentales) peut ici ou là provoquer chez le lecteur petit-bourgeois quelques soupirs d'ennui.
L'avant-propos de Chardonne mérite d'être en partie cité: - "Tout est sentiment chez l'homme, son amour pour son ouvrage, sa confiance dans l'objet qu'il façonne, son souci de la qualité, si étrange dans un monde éphémère et ténébreux... Cette idée n'est pas de mon cru, elle m'a été donnée par ceux que j'ai connus. C'étaient des marchands, des bourgeois. Il y a en France une grande variété de bourgeois; j'ai choisi les meilleurs; justement je suis né chez eux. Les romanciers français n'ont pas coutume de vanter les hommes, surtout des bourgeois; ces auteurs nous ont présenté depuis un siècle une galerie de monstres... Pourtant, un écrivain français a eu de la considération pour la bourgeoisie et a osé le dire; c'est Jaurès. "L'entreprenante bourgeoisie industrielle n'aurait pas eu la force de conduire la révolution économique à travers des difficultés terribles, si elle n'avait eu foi dans l'excellence finale de son oeuvre pour toute la masse des hommes; elle n'aurait pas créé le vaste monde moderne, si elle n'avait eu au moins les magnifiques illusions de générosité et le fanatisme du progrès humain. Une des plus grandes forces de la bourgeoisie, un de ses titres les plus solides, c'est que dans une société où retentissent contre elle les revendications du travail, elle est une classe qui travaille."
Enfin, dernière remarque de Chardonne: - " Quand une expérience directe, c'est à dire originale, c'est à dire profonde m'a manqué, je me suis adressé à ceux qui pouvaient me servir. En France fourmillent de bons observateurs, qui pourraient écrire et n'y songent pas; j'en ai trouvé dans mon voisinage. Jeanne Delamain fut ma principale collaboratrice, puis ma soeur Germaine Delamain, et Jacques Delamain et Maurice Delamain; bien d'autres m'ont soufflé les pages de moi que je préfère. Je crois qu'une oeuvre d'art est chose collective."
Mais un roman est-il une oeuvre d'art ? En ce mois de janvier plus de 400 nouveaux romans en langue française sont sortis des imprimeries; c'est une industrie ! Et la plupart des romanciers ne peuvent pas vivre de leur "art" ! Ils sont obligés de publier souvent des livres forcément vite faits. Chardonne, lui, avait une petite fortune bourgeoise (issue de la porcelaine par sa mère et du cognac par son père) qui lui permettait d'écrire tranquillement, un livre tous les 3, 4 ou 5 ans, et pour le seul plaisir d'écrire; les titres de ses derniers ouvrages reflètent cette liberté: " Vivre à Madère" (1953), "Matinales" (1956), "Le Ciel dans la fenêtre" (1959), "Demi-jour" (1964), "Propos comme ça" (1966). Chardonne meurt en Mai 68, dans sa villa des coteaux de la Seine, loin de l'agitation étudiante parisienne.
Que retenir de ses Destinées sentimentales ? Sans doute rien; c'est un roman pour se reposer, pour rêvasser en souriant de ce qu'on lit; je prends un passage au hasard: "Rose avait préparé les oignons dans une assiette; Pauline, devant le fourneau, les manches relevées, un tablier de bonne sur sa robe, remuait avec une cuillère de bois des morceaux de viande qui crépitaient dans la casserole. Par la fenêtre, elle aperçut le facteur, ouvrit la porte, écarta la casserole du feu et, s'essuyant les mains, regarda sur la table une enveloppe carrée." (p. 200) - Quelle enfilade de clichés sexistes ! diront peut-être certains lecteurs énervés d'aujourd'hui; mais en lisant d'une façon distante et amusée on y verra le récit d'une société qui a effectivement un peu disparu, mais qui susbiste encore de façon ironique, voire onirique.
Il y a au fond deux grandes catégories de romans: ceux qui peignent en noir la condition humaine et ceux qui la peignent en rose; Chardonne peint en rose, évidemment. Est-ce pour cette raison que Mitterrand l'appréciait ? Il fut une époque en tout cas où le socialisme français (très implanté dans la région Poitou-Charentes-Aquitaine) voulait et croyait combiner le charme des traditions et le désir du progrès; mais cette combinaison s'est avérée conflictuelle et fatale à l'idéologie socialiste.
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