Moyen Age et poisson rouge
Retour du soleil sur la Normandie, tout arrive; les terrasses de Caen vont enfin pouvoir se remplir; ce qu'une journaliste de Ouest-France appelle les "spots"; c'est à dire les lieux de rassemblement; mais il ne faut pas négliger non plus, selon elle, les "interstices" de la ville, des espaces intermédiaires et périphériques à l'écart des "spots", où les densités sont moindres et les flâneries plus agréables; bref, conclut-elle, Caen est une ville à géométrie variable, certes moins prisée et moins "dynamisante"que Rennes ou Nantes, moins nerveuse et moins inquiétante que les métropoles (1), mais encore accessible et relativement confortable. Evidemment, Ouest-France tend souvent à enjoliver les situations sous la plume (ou le clavier) de journalistes bobo qui ferment ou baissent les yeux sur certains comportements "sociétaux".
(1): Sur le site Egalité et réconciliation, voir la vidéo de Paul Watson décrivant la ville de Los Angeles: une ville de merde au bord de la guerre civile, selon lui, et marquée par le retour de maladies "médiévales" (dont la peste !)
Le Moyen Age, justement; le livre de l'historien Georges Minois, déjà signalé (2), me satisfait pleinement; à la différence d'autres historiens médiévistes, que j'ai pu lire, tel Jérôme Baschet, il n'enjolive pas la "civilisation" médiévale ou féodale, et son récit, non dénué d'explications et fort intéressant à suivre, rappelle que cette longue période de mille ans (Ve-XVe siècle) a davantage été marquée ou ponctuée par les guerres, les assassinats, les massacres, les exactions de toutes sortes, les crises sociales, économiques, les catastrophes climatiques, les famines, les maladies, la peste noire du XIVe (qui supprime un tiers de la population européenne !), les fanatismes, les illuminismes, et j'en passe, davantage donc une période chaotique et troublée que dominée par une savante organisation sociale et culturelle qui aurait synthétisé les héritages de l'Antiquité et les nouveautés des royaumes barbares et arabo-musulmans. Minois s'en donne à coeur joie pour montrer au contraire que c'est toujours la loi du plus fort, du plus brutal ou du plus vicieux qui triomphe; quant à l'Eglise, grande et principale force structurante de la civilisation médiévale selon certains historiens "enjoliveurs", Minois en expose là aussi avec gourmandise les turpitudes les plus aberrantes et la cupidité la plus grotesque (qui donne lieu à des bâtiments grandioses !); son livre, en tout cas, m'apprend plein de choses, que j'ignorais, sur cette civilisation médiévale dont nos manuels d'enseignement (niveau Seconde) ne présentent plus finalement que les "bons côtés" bien pensants: sa croissance urbaine, ses réalisations architecturales spectaculaires, son "cosmopolitisme" culturel méditerranéen (Palerme, Cordoue où auraient cohabité en toute intelligence les Chrétiens, les Musulmans et les Juifs...) - Minois, enfin, insiste avec vigueur sur la fin du Moyen Age provoquée en grande partie par l'imprimerie, je le cite: "On pourrait presque dire sans exagérer que la presse à imprimer a tué le Moyen Age. A cet égard, on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec notre époque actuelle, où l'ordinateur est en train de tuer le mode traditionnel des relations humaines...." (3)
(2): Georges Minois, Histoire du Moyen Age, Perrin, 2016, puis coll. Tempus, 2019, 720 pages, 12 euros.
(3): p. 520.
Ce qui m'amène à parler de cette civilisation de l'ordinateur qui selon Minois bouleverserait la condition humaine, sociale, politique, en modifiant notamment le cerveau des gens... C'est tout à fait ce que veut démontrer le livre de Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge (4), dont Michel Drac a proposé, comme d'habitude, un excellent compte-rendu vidéo sur sa chaîne youtube. Le poisson rouge désigne là l'utilisateur névrotique d'internet et des réseaux sociaux, tel que l'ont identifié ou mesuré certaines études américaines; ce poisson rouge n'aurait plus qu'une capacité d'attention de neuf secondes; ce qui n'est pas sans faire écho à cette remarque de Tocqueville, datant de 1835, que je cite en substance: l'inattention des individus est ce qui va caractériser de plus en plus les régimes démocratiques. Patino, quant à lui, s'en prend aux "géants du net" qui seraient responsables de l'aliénation des individus aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo; beaucoup d'adolescents aux Etats-Unis (et en France) sont devenus des drogués de leurs portables, et présentent les mêmes symptômes de dépendance que des consommateurs de psychotropes. Leur utilisation ultra-rapide d'internet favoriserait aussi des erreurs de lecture, de compréhension et de "jugement critique", appelés "biais cognitifs"*. Tous ces jeunes "agités du bocal" qui tournent en rond comme des poissons rouges constituent la pêche miraculeuse des "geants du net" qui rivalisent d'appâts et de leurres (algorithmes) pour capter leur attention, ou ce qu'il en reste. Cette dérive et cette décadence inquiétent de plus en plus certains adultes, notamment parmi les professeurs, et des écoles de haut niveau sans ordinateur et sans connexion font aujourd'hui le plein (dans le milieu aisé) aux Etats-Unis même et au coeur de la Silicon Valley où sont nés les géants du net. Michel Drac conclut en disant que Patino se trompe un peu ou exagère sur certains points: il n'est pas prouvé que la capacité d'attention ou d'inattention des jeunes (et des adultes) se soit effondrée comme le prétendent certaines études (ou tests de laboratoire); quant aux chiffres, ils sont comme d'habitude à prendre avec des pincettes: les jeunes Brésiliens passeraient plus de 4 heures par jour (record mondial) sur leurs portables ? Enfin, et surtout, Michel Drac estime que Patino (qui a occupé des fonctions supérieures dans de nombreux journaux, notamment Le Monde) défend le point de vue du journalisme traditionnel et "institutionnel", légèrement bousculé ou chahuté depuis une dizaine d'années par les nouvelles possibilités d'information ou de "réinformation" que propose le Net.
(4): Grasset, 2019.
*: Je ne croyais donc pas si bien dire dans mon précédent article en écrivant que sur internet et les portables "ça biaise dans tous les coins !" - Plus sérieusement, Patino (et Michel Drac) explique que cette utilisation d'internet agit comme une dopamine sur la partie "affective" du cerveau aux dépens de la partie "cognitive" (corthex); il en résulterait des comportements de repli et de stress affectif (en manque de reconnaisssance), parfois combinés à une assez faible maîtrise des codes du langage et de la réflexion. Certains n'hésitent pas à parler de régression mentale des utilisateurs compulsifs d'internet. Une chose semble acquise: le cerveau ne sort pas indemne de plusieurs heures par jour d'internet. Comme il ne sort pas indemne de plusieurs heures de vélo intensif ou d'une autre activité.
Il n'est pas certain en tout cas que les nouvelles possibilités d'information d'internet changent beaucoup la "donne" (le deal). El Imparcial, lecteur régulier de ce blog, estime qu'il n'y a pas vraiment de "révolution internet", dans la mesure où les mêmes opinions qu'autrefois continuent de circuler, de s'affronter, de façon certes plus nerveuse et irrespectueuse en bénéficiant d'une sorte d'impunité ou d'irresponsabilité "virtuelle" sur les réseaux sociaux, mais en définitive la presse-papier, les médias subventionnés et grand-public, et bien sûr les écoles de masse n'ont rien perdu de leur capacité de contrôle et d'influence sur l'opinion commune et générale. Ce point de vue est corroboré par l'affaire Wikileaks, dont les révélations et les "fuites" (notamment sur la guerre américaine en Irak) ont peu à peu été canalisées et neutralisées par les Etats (Unis) mis en cause, et avec le soutien et l'appui des journaux traditionnels; dans un documentaire vidéo consacré à Wikileaks (5), on apprend que les directeurs des "grands journaux" occidentaux (Le Monde, The Guardian, Washington Post...) ayant reçu des milliers de documents "diplomatiques" transmis par Assange et son équipe, se sont empressés d'aller les porter aux gouvernements de leurs pays respectifs afin qu'ils y soient étudiés et validés; "très peu de choses ont été modifiées..." déclare tranquillement un directeur de journal. Quant au jeune patron de Wikileaks, Julian Assange, sa carrière a quand même été rapidement brisée: mis en cause pour affaire de viol en Suède, arrêté, incarcéré, on ne sait plus très bien aujourd'hui où il est, ni même s'il est encore vivant; et Wikileaks a cessé de jouer son rôle de trouble-fête des médias ou de site "dissident" (6).
(5): Wikileaks, Enquête sur un contre-pouvoir, de Luc Herman, 2014, disponible sur internet.
(6): Wikileaks n'a jamais été dissident, selon certains commentateurs dissidents, et Assange et son équipe n'ont été que des "idiots utiles" du système répressif et censorial des grandes puissances et de l'oligarchie mondialiste... On peut s'interroger notamment sur les origines des fuites et des révélations "diplomatiques" transmises à Wikileaks; l'action "subversive" des "hackers" n'explique pas tout !
On peut donner un autre exemple de la capacité des Etats et de certains organismes à étouffer des affaires qui pourraient les gêner ou les importuner*: c'est l'exemple actuel de l'affaire Epstein, qui touche à deux pôles sensibles de la vie des milliardaires et des "puissants" de ce monde: le fric et le cul. La seule possibilité, finalement, pour qu'une affaire éclate vraiment, c'est quand elle est l'occasion pour l'oligarchie mondialiste de règler ses rivalités internes. Mais cela ne change absolument rien à la "marche des affaires" et du "business" capitaliste, étatique et transnational; bien au contraire. Plus la corruption est grande et frénétique, plus les "vices" et les drogues se déchaînent et s'enchaînent, notamment chez les "puissants", à tel point que le mot de "vices" peut sembler là bien désuet, et plus les rigueurs et les préventions moralisantes et culpabilisantes des gens modestes se renforcent; souvent, j'ai un peu l'impression moi-même, en enseignant, que je donne aux élèves une présentation très moralisante voire très "vertueuse" des questions géopolitiques, et qu'il s'agit là de la version des choses réservée aux gens modestes, qui seraient incapables de toute façon de concevoir et d'imaginer le niveau de débauche, de trucage et d'intelligence perverse des "puissants" qui contrôlent et dirigent la vraie géopolitique. La lecture du Moyen Age de Minois abonde en tout cas dans ce sens: celui d'une histoire où les "puissants" ne respectent pas grand chose, multiplient les "coups de force", assassinent sans scrupules, déclenchent toutes sortes de violences, tandis que les gens modestes subissent et redoublent de servitude et de culpabilité.
*: On peut même dire que la "Justice" (le ministère de la Justice !) sert beaucoup à cela: chercher là où il n'y a pas grand chose à trouver et inculper au bout de dix-huit mois et dans l'indifférence générale un petit complice qui ne dira pas grand chose ou se fera suicider dans sa cellule s'il montre des signes de fébrilité...
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