En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le bon roi Dagobert

 

 

     Les élèves, dit-on, aiment beaucoup qu'on leur parle du Moyen Age et de l'Antiquité; c'est très dépaysant, très exotique, très cinématographique. Kirk Douglas/Spartacus, Elizabeth Taylor/Cléopâtre, et Fernandel dans le rôle du roi Dagobert ! Un régal de dialogues : « Princesse, j'éprouve pour vous un faible... très fort. », « Et ce vieux château du Moyen Age, avec un mystère à chaque étage ». « Et non, Dagobert n'ira pas dans les oubliettes, non, d'abord... parce qu'il est inoubliable ! »

 

     Sa culotte à l'envers mérite quand même une petite mise au point ; remettre les choses à l'endroit ! Dagobert fut un roi mérovingien de la première moitié du VIIe, « le plus brillant et le dernier des Mérovingiens », écrit même l'historien Ferdinand Lot ; pas du tout un roi fainéant, incompétent, et distrait au point de mettre sa culotte à l'envers ; dans une chanson érotique, Colette Renard lui prête une vie sexuelle trépidante et bien remplie, malgré les conseils de modération de Saint Eloi, auxquels le roi répond que rien ne vaut « le vit au grand air ». La petite chanson pour les enfants, pas celle de Colette Renard, vient sans doute d'une chansonnette pré-révolutionnaire des années 1780, où pour éviter la censure on attribue alors à Dagobert, roi oublié, une distraction vestimentaire et même une ignorance sexuelle qui visaient Louis XVI !

 

    Quant au film de 1963 avec Fernandel, qui ne prétend pas à l'exactitude historique, il offre par ses décors de studio et ses costumes de type romain une vision très « antiquité tardive » du règne de Dagobert. Rien de tel avec le film de Dino Risi, sorti en 1984, où c'est Coluche qui reprend le rôle tenu par Fernandel vingt ans plus tôt. Film jugé horrible et abject (je ne l'ai pas vu ! Une lacune que je vais me dépêcher de combler), il semble montrer (j'ai vu la bande-annonce qui dure trois minutes, alors que le film en fait 112 !) une toute autre vision du règne de Dagobert : un roi très dépravé, très lubrique, et sans aucune intelligence politique (le Dagobert de Fernandel est au contraire un modèle de ruse, de calcul, de prudence, quand notamment il avertit son fils Sigisbert, « attention, si tonton Charibert t'offre une limonade, surtout ne la bois pas !» ).

 

   Le film de Dino Risi, si j'en crois ce que j'ai aperçu puis lu sur wikipédia, se veut plus proche des réalités historiques de la période mérovingienne : les références à l'antiquité romaine ont disparu et une « attention particulière » a été portée à la qualité des vêtements, des coiffures, des moyens de transport. La bande-annonce (le trailer comme on dit maintenant) nous donne pourtant la vision d'un roi bouffon.

 

 

 

    Eh bien je suis maintenant en mesure d'en dire plus, puisque je viens de voir le film en entier ! C'est un peu long, une heure cinquante, mais ce n'est pas désastreux à regarder ; c'est même beaucoup plus subtil qu'on pourrait le penser ; le générique insiste sur la lubricité d'un roi grossier qui pète et qui éructe. Mais le film nous raconte bien autre chose. Une sorte d'intrigue géopolitique, entre l'empereur byzantin Héraclius, sa fille Héméré (interprétée par Carole Bouquet), le pape Honorius (Ugo Tognazzi), son sosie usurpateur Antrocchius, et Otarius (Michel Serrault) le moine et dévoué serviteur du roi Dagobert, sorte de maire du Palais qui s'empare du pouvoir à la mort de son maître. Notons aussi l'évêque et ministre Eloi, orfèvre à ses heures, interprété par Michael Lonsdale. La distribution, Coluche en tête, ne laisse guère de doute évidemment sur la tonalité comique et bouffonne du film.

    Mais ce n'est pas pour autant un navet consternant. Wikipédia le reconnaît : les costumes, les coiffes, les bijoux ont été soignés, essayant sans doute de s'approcher d'une certaine réalité historique. Dagobert est souvent recouvert d'un épais manteau de fourrure. L'action se déroule par temps froid et le roi des Francs doit traverser les Alpes enneigées pour aller à Rome. Le pape réside dans un palais qui sonne un peu le creux, gardé par une maigre soldatesque romaine, robuste à l'occasion, dernier reste sans doute de l'Antiquité impériale. L'ambition impériale est passée à Constantinople, où Héraclius, alors exposé à l'expansion de la religion musulmane (Dagobert est contemporain de Mahomet !), songe peut-être, via le mariage de sa superbe fille à ce gros benêt lubrique de Dagobert, à se renforcer du côté occidental. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. L'intrigue géopolitique n'est toutefois pas grotesque du tout. Enfin et surtout la personnalité de Dagobert est plus complexe qu'elle n'y paraît (dans le générique). L'historien Ferdinand Lot écrit : « En Dagobert, l'homme nous échappe. Si mal informés que nous soyons par le chroniqueur, le souverain se laisse entrevoir. Dur aux grands, leur inspirant la terreur... politique habile, le plus souvent heureux, Dagobert a dû le succès à cette qualité mystérieuse : le prestige. »1

 

    Coluche incarne un roi bouffon au premier abord, c'est évident, et qui souffre de maux de ventre (oui, c'est prouvé) : ce ne sont donc pas des pets « gratuits » pour faire rire que lâche le souverain. Dagobert est certes très animé par le plaisir sexuel et le fait savoir, « je vous demande de ne pas oublier le cul de la femme et son importance », mais il a aussi le souci de son « âme » et un relatif respect opportuniste pour l'autorité « spirituelle ». Une remarque très révélatrice lui échappe lorsqu'il voit pour la première fois la très belle Héméré : « Putain c'est la Vierge Marie ! » - De son côté, le moine Otarius, entièrement dévoué et pénitent, découvre le plaisir sexuel et l'ambition temporelle. Ce qui nous vaut une étonnante scène du film : sa « conscience » vient lui parler pour lui dire qu'il en a assez bavé comme cela et qu'il peut enfin commencer à jouir lui aussi de la vie et du pouvoir ; « à quoi servirait le pouvoir si c'était pas pour en abuser ? » selon la remarque de Dagobert lui-même.

    Pour moi qui enseigne la relation pouvoir temporel/pouvoir spirituel en HGGSP niveau Première, voilà un film à montrer à la classe, disons deux ou trois extraits, dont celui de la fin, la mort de Dagobert, presque émouvante.

 

 

1: Ferdinand Lot, Naissance de la France, Fayard, 1948, puis Editions Nouveau Monde, 2023, p. 112. D'après l'historien le tableau de la politique de Dagobert est plutôt très bon. Jugement daté ? Sur Wikipédia, une très longue notice également flatteuse est consacrée au « bon roi Dagobert ». Pour en savoir plus lire la biographie de Laurent Theis, Dagobert, Fayard, 1982. La bonne réputation du roi vient des chroniques des moines de Saint-Denis.

 



25/06/2023
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