Un écrivain confortable
La chaîne publique France 5 (comme si France 2 et France 3 ne suffisaient pas !) a diffusé l'autre soir un film esthétisant consacré à Jean d'Ormesson et modestement intitulé Monsieur (1); on aurait pu ajouter en sous-titre, l'âge de Monsieur est avancé, puisque le film a été tourné en 2017 quelques mois avant la mort de Jean d'Ormesson survenue après 92 ans d'une vie bien confortable.
Comme aurait dit mon père, c'est pas le boulot qui l'a fatigué celui-là ! Wikipedia nous donne quelques indices de cette vie bien confortable : un père diplomate, ami de Léon Blum, une enfance au château de Saint-Fargeau, propriété de sa mère, éducation « personnalisée » et à domicile avec des gouvernantes, puis quelques cours par correspondance, un petit passage au lycée Masséna de Nice en 41-42, avant de rejoindre Paris, le lycée Henri IV, l'Ecole Normale Supérieure, enfin l'obtention de l'agrégation de philo à la troisième tentative en 49. Professeur ? Jean d'Ormesson donne quelques cours mais préfère s'adonner à l'écriture et au journalisme (Paris-Match, Ouest-France, Nice-Matin...). Il vit chez ses parents dans un hôtel particulier parisien jusqu'à l'âge de 37 ans. Le mariage ne l'intéresse pas. Il épouse quand même Françoise Béghin, fille du PDG des sucres Béghin-Say et administrateur du Figaro ; de tels héritages permettent de vivre sereinement et sans crainte du lendemain ; Jean d'Ormesson écrit donc des romans légers qui se lisent à peine (« style coulant » et « prose vaselinée » dit de lui un certain Pierre-Emmanuel Prouvost d'Agostino, qui ajoute quelques lignes plus loin : « Tout le contraire de la publicité de la Française des Jeux : avec ses livres, tout est dans le tirage, mais au grattage, il ne reste rien ») (2).
(1): Film de Laurent Delahousse, musique originale de Julien Doré.
(2): Citation tirée du Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin, L'Editeur, 2010, puis Livre de Poche, p. 571
Le film Monsieur est une invitation au sommeil ; très lent, très maniéré, très pudique, très délicat, une sorte d'infusion télévisuelle ; mais le contraste est tel avec mon boulot de prof qu'il suscite ma curiosité ; on voit Jean d'Ormesson penché sur ses feuilles, il écrit lentement, il rature gentiment, il reste plusieurs minutes le stylo en l'air ; c'est un travail minutieux ; le film nous donne quelques exemples de phrases très travaillées, telles « C'est chouette la vie ! », « Quel père épatant j'ai eu ! », « J'ai foutu la merde ! » Et surtout, cette terrible question: « Comment être rédacteur au Figaro et avoir du talent ? » Une collègue m'apprend que Jean d'Ormesson fut plusieurs fois invité à la table de Mitterrand pour des « dîners de cons » où il joua le rôle titre. Sa superficialité mondaine et vaniteuse donnait à ses hôtes socialistes l'occasion de tester leur ironie et leur perfidie. La presse intellectuelle (idéologique surtout) de gauche s'amusa toujours beaucoup de Jean d'Ormesson, archétype de l'héritier bourgeois, confortable, décoratif, sorte de bibelot aboli de l'ancien temps ; l'amusement est très facile en effet à l'encontre d'un Monsieur qui ne fut jamais pris au sérieux, et dont il est presque toujours conseillé de dire que son propos fut superficiel, et de le dire d'autant mieux qu'on n'a pas lu un seul de ses livres. Le film en question n'arrange rien à cette réputation ; trop délicat et trop précieux il confirme Jean d'Ormesson dans son rôle d'écrivain confortable. Un autre film était-il possible ? Sans doute. Un autre Jean d'Ormesson est-il envisageable ? Pas sûr.
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