En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

C'était de Gaulle

 

  Ma lecture de la semaine a été consacrée à de Gaulle, à travers le livre d'Alain Peyrefitte, qui fut ministre et porte-parole du Général (1). Il ne s'agit pas d'un essai biographique ou historique, mais d'un recueil commenté de certains propos tenus par le Général de Gaulle (GdG), soit en conseil des ministres, soit dans le "salon doré" de l'Elysée en compagnie d'Alain Peyrefitte lui-même. Les sujets et questions abordés se rattachent bien sûr à la politique de la France entre 1958 et 1968: la crise algérienne, les débuts du Marché Commun, les relations avec l'Allemagne, avec l'Angleterre, avec les Etats-Unis, la mise en place de la Ve République et la révision constitutionnelle de 1962, etc.

 

(1): Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Fayard, 3 volumes, 1994-95. L'auteur a été ministre de l'Information, ministre des Rapatriés, porte-parole du gouvernement, puis ministre délégué à la Recherche, ministre de l'Education nationale (en 1968), ministre des Réformes administratives, ministre des Affaires culturelles et de l'Environnement, enfin Garde des Sceaux sous la présidence de Giscard d'Estaing; également député, sénateur et maire de Provins entre 1965 et 1997. Alain Peyrefitte était aussi membre de l'Académie française. Il est mort en novembre 1999.

 

   Je ne parlerai ici que du premier volume qui couvre la période septembre 1958-avril 1963; Alain Peyrefitte lui a donné comme titre: "La France redevient la France". Et les sous-titres proposés ensuite sont des remarques du Général de Gaulle, par exemple: "On n'intègre pas des nations comme des marrons dans une purée", "Pourquoi continuer à faire l'Europe, si on n'aboutit à rien ?", "La seule victoire, c'est de s'en aller", "Croyez-moi, c'est foutu", "Il ne faut pas laisser les Chinois mijoter dans leur jus", "Il faut détruire ce Sénat", "J'emprisonnerais les meneurs"...  Mais derrière la vigueur ou la verdeur de ces sous-titres, les propos du Général sont presque toujours calmement et fermement exposés. Sa connaissance des sujets (des "dossiers" dirait-on aujourd'hui) impressionne souvent Peyrefitte; et à la différence des derniers "locataires de l'Elysée", de Gaulle n'est pas entouré d'une myriade de conseillers, tous plus brillants les uns que les autres bien qu'affectés à des tâches obscures. Il travaille souvent tout seul, écrit et apprend par coeur ses discours, y compris en allemand, se plonge dans des livres de droit constitutionnel et devient en quelques mois aussi calé que ses ministres spécialisés. Il connaît surtout les hommes, leurs vanités, leurs turpitudes, leurs légèretés, leurs incohérences d'idées; il les domine par la fermeté et la clarté de ses principes, qu'il est capable d'exposer devant quiconque, un agrégé d'histoire, un cadre commercial ou un mécanicien. Ses principes ? Avant tout l'ordre, assuré par l'Etat, incarné par son chef, exécuté par ses ministres, et respecté par les Français; du sommet à la base, une seule et même souveraineté, qui englobe et transcende à la fois toutes les particularités et toutes les pluralités de la nation. La grande affaire de de Gaulle: imposer cette souveraineté qui seule d'après lui peut rendre à la France son prestige et sa puissance.

 

    En septembre 1958, la France sort d'une période difficile marquée par l'impuissance des gouvernements sans cesse remaniés à stopper l'escalade de la crise algérienne. De Gaulle, appelé au pouvoir dans des circonstances agitées, voire troubles, entend rétablir au plus vite l'ordre public, faire taire les factions, y compris celles qui lui sont favorables, et imposer la puissance souveraine de l'Etat grâce au vote populaire et référendaire; une forte majorité de Français approuve la nouvelle Constitution et les mesures prises pour dénouer la crise algérienne; mais de Gaulle provoque aussi refus et colères, de la part notamment des pieds-noirs et des militants indépendantistes les plus radicaux; l'idéal, bien sûr, eût été l'indépendance intelligente des uns et des autres, mais les régimes précédents, III et IVe Républiques, sans parler de Vichy, ont cultivé des relations de dépendance et de soumission entre colons, indigènes et administrateurs métropolitains, entraînant et accumulant les conditions de l'hostilité générale et des luttes intestines. De Gaulle se montre alors intraitable voire impitoyable quand sonne l'heure des règlements: les pieds-noirs ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, et les Arabes verront ce qu'il en coûte de se passer de la France. Tous ces gens sont incapables de s'entendre, et il n'est pas question que leur hostilité vienne retarder ou perturber la politique de restauration nationale que j'entends mener, moi, Général de Gaulle !

   Cette politique doit s'appuyer sur des institutions stables et solides: le chef de l'Etat, avant tout, "clé de voûte" de l'édifice républicain, qui doit permettre de rassembler le plus de fidèles et de sympathisants possible; mais pour cela, il faut donner l'envie de croire et l'envie de "communier"; ce sera justement l'intérêt de la réforme constitutionnelle d'octobre 1962, qui offre au peuple la possibilité d'élire lui-même le Président de la République. Le résultat du referendum, 62% de oui, déçoit le Général. Les habitudes partisanes, électoralistes, idéologiques sont encore vivaces et veulent ombrager l'opération de clarté souveraine et de lumière populaire voulue par le Président. La presse écrite exerce une opposition tenace et diffuse à la figure du Général, et à sa politique présentée comme autocratique et inadaptée aux nouvelles tendances sociales et démocratiques. Le rôle de Peyrefitte, porte-parole puis ministre de l'Information, va consister à utiliser la télévision pour contrecarrer quelque peu l'influence critique des journalistes sur l'opinion publique. De Gaulle lui-même donne des conseils: il faut des journaux télévisés plus attractifs, où le présentateur "soviétisé" s'efface derrière les reportages; il faut montrer davantage la France réelle, qui travaille, qui progresse, plutôt que d'exhiber sans cesse des blousons noirs et des marginaux ! Il faut de la gaieté enfin, des chansonniers, des humoristes, et un peu moins de propos désabusés ou sarcastiques tenus par des intellectuels dépressifs ou feignant de l'être.

    De Gaulle entend bousculer les habitudes, à l'intérieur comme à l'extérieur; une fois l'Algérie indépendante (et il n'est pas loin de penser que c'est un bon débarras !), la politique internationale de la France doit devenir offensive, et cesser de se plier aux ordres des Anglo-Saxons; il faut donc se donner les moyens (militaires) de se faire respecter, et ce sera par la mise au point d'une bombe nucléaire indépendante, qui sera transportée par des avions français, et commandée par le chef de l'Etat. Pas question d'imiter les Anglais qui acceptent au même moment de se placer dans une superstructure stratégique pilotée par Washington et le Pentagone. Ces mêmes Anglais qui voudraient entrer dans le Marché Commun ? Il n'en est pas question, estime le Général, tant qu'ils n'auront pas acccepté et qu'ils n'accepteront pas les règles commerciales et tarifaires de l'Europe des Six en train de se construire. De Gaulle n'est pas "anti-européen", il souhaiterait même aller plus loin dans la coopération économique et politique avec les pays voisins, notamment l'Allemagne fédérale; son voyage outre-Rhin a été un triomphe populaire, il s'est exprimé en allemand et a été le premier homme d'Etat étranger à revaloriser l'esprit national et patriotique d'un peuple humilié, écrasé, culpabilisé. La presse en revanche l'a éreinté une fois de plus, jugeant ses discours d'un romantisme réactionnaire et incompatible avec le progressisme technologique du capitalisme occidental. Qu'importe, pour de Gaulle l'Europe des Six doit s'émanciper du modèle ou soi disant modèle américain qui ne repose que sur sa propagande largement diffusée par les médias français. Mais comment, concrètement ?

   Les questions économiques et budgétaires ne sont pas le point fort du Général; il laisse parler son ministre spécialisé, Giscard d'Estaing, et son Premier ministre, Georges Pompidou. La conjoncture est favorable, la France se modernise, le commerce progresse, et l'Etat est le premier investisseur du pays: de Gaulle n'en finit pas de s'étonner de ces ponts qui n'ont pas encore été réparés ou reconstruits depuis la fin de la guerre, de ces lignes téléphoniques qui ne fonctionnent pas bien, et de cet argent public qui n'atteint pas ses objectifs ! Quel gâchis ! quelle perte de temps ! La solution existe: c'est le Plan. De Gaulle explique à Peyrefitte qu'il faut planifier l'économie, et que le Plan aura bientôt réponse à toutes les questions, y compris à celles que personne ne s'est encore posées ! Voyez Khrouchtchev, dit-il à son interlocuteur, il n'a rien à faire, il ne s'occupe de rien, le pouvoir est une villégiature pour lui, et pourquoi Peyrefitte ? Eh bien parce qu'il y a le Plan quinquennal qui a tout prévu et qui décide de tout ! Rien de tel en France, où le pouvoir doit sans cesse batailler contre les syndicats et les bastions de la production et de l'économie nationales que sont EDF, les Charbonnages, et la SNCF. Une grève très dure éclate pendant l'hiver 63 dans les bassins houillers du Nord; c'est la conséquence de la CECA (Communauté Economique du Charbon et de l'Acier fondée en 1951 par les six Etats européens qui formeront bientôt le Marché Commun), ce traité absurde, et inapplicable, fait par des fumistes, s'emporte le Général; c'est aussi la conséquence, une fois de plus, de cette presse écrite, et même de l'Eglise, qui soutiennent par principe les mineurs, s'en réfèrent encore à Zola, et ne voient pas que leur métier a changé et que leurs salaires ont progressé; les paysans, aussi, ont des raisons de se plaindre, estime de Gaulle, mais ils n'ont pas la tradition littéraire et l'opinion journalistique avec eux. Quoi qu'il en soit, il faut régler cette affaire, et ne pas donner l'impression de céder, sinon, toutes les autres professions syndicalement organisées vont embrayer, en débrayant ! C'est le rôle de Pompidou d'aller au charbon ! Ce qu'il fait, en prenant chaque semaine un peu plus d'assurance et d'aplomb vis à vis du Général.

    Pompidou et Giscard représentent la tendance libérale de la politique du gouvernement; on le verra encore mieux quand ils deviendront présidents de la République. De Gaulle, lui, souhaite un compromis entre le libéralisme et le dirigisme, entre le système américain et le système soviétique; il expose son point de vue devant Alain Peyrefitte (AP):

"GdG: - C'est bon que tous les Français aient du travail; mais ça ne suffit pas. Il faut aussi qu'ils s'épanouissent dans leur travail. Ce n'est pas le cas.

"Le monde se partage entre deux systèmes rivaux qui se livrent une lutte acharnée: le capitalisme et le collectivisme. Le capitalisme n'est pas acceptable dans ses conséquences sociales. Il écrase les plus humbles. Il transforme l'homme en un loup pour l'homme... Le collectivisme n'est pas davantage acceptable: il ôte aux gens le goût de se battre; il en fait des moutons. Il faut trouver une troisième voie, entre les loups et les moutons.

AP: Laquelle ?

GdG: La participation et la planification. La participation, parce qu'elle doit associer les travailleurs à la marche de l'entreprise, leur rendre une dignité que le capitalisme leur enlève; la planification, parce qu'elle permet de corriger les erreurs du marché, qui est aveugle si on en perd complètement le contrôle." (2)

(2): page 520.

 

 

   C'était de Gaulle, donc, et c'était une autre époque que la nôtre; qu'aurait fait le Général face au coronavirus ? Aurait-il saisi des moyens exceptionnels ? L'article 16 ? Beaucoup de Français se plaignent aujourd'hui de la dérive autoritaire voire autocratique du régime; qu'avec le confinement on a assisté à la mise sous cloche et sous surveillance de tout un pays; un philosophe a parlé d'une République sanitaire qui gouverne par la peur et la multiplication, parfois confuse, des contrôles et des règlements. Un monarchiste a comparé les discours de Macron et de la reine d'Angleterre, pour dire que ces derniers avaient plus de grandeur humaniste. La France serait donc dirigée par des psycho-rigides ? des pantins ? Par des libéraux contrariés qui voudraient dépoussiérer l'Etat mais n'y parviennent pas ? Rappelons tout de même cet aphorisme d'Alexandre Vialatte, chroniqueur des années de Gaulle: "L'homme n'est que poussière, c'est dire l'importance du plumeau". Ce que le Général traduira à sa façon lors d'une conférence de presse où il évoque les aspirations de la ménagère; et je conclurai mon article sur cet extrait vidéo.   

 

                  

 

 

 

                                          

 

   

 

                  

 



06/05/2020
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