Le complot contre l'Amérique: 5/10
Je viens de terminer la correction de mes 67 copies; 11,2 de moyenne; pas mal du tout. Beaucoup mieux en tout cas que mes propres élèves. A moins qu'eux aussi se soient surpassés et transcendés pour l'épreuve du bac... Avec le travail, je l'ai déjà dit, on peut réussir certaines choses dont on ne se serait pas cru capable... En lisant les meilleures copies, j'ai vraiment eu l'impression de ce travail efficace qui peut amener un élève de 17 ans à parler du maoïsme ou de la gouvernance européenne, des sujets qui n'ont rien de sympathique pour lui, et qui relèvent même, diront certains pédagogues affectifs, du bourrage de crâne le plus désolant qui soit. Oui, mais je préfère saluer, pour ma part, cette "abstraction" anti-personnelle, anti-"moi je", le maoïsme plutôt que le "moi-moïsme", en quelque sorte, et surtout cet effort de la langue (écrite) qui permet de s'extérioriser de façon silencieuse, prudente, sobre et modeste, aux antipodes d'une oralité parfois tapageuse ou pleurnicharde. Bravo donc aux vingt candidats, environ, auxquels j'ai attribué des notes supérieures à 15.
Je viens de terminer aussi la lecture du roman de Philip Roth, Le complot contre l'Amérique (1); lecture intéressante et assez rapide (le roman peut être lu en deux jours); intéressante pour moi, en effet, puisqu'il s'agit d'une "uchronie": l'auteur imagine qu'en 1940 le Président démocrate des Etats-Unis, FD Roosevelt, est battu par le célèbre aviateur Charles Lindbergh, candidat républicain et antisémite, opposé à l'entrée en guerre de son pays. Partant de là, Philip Roth organise et met en scène une fiction politique et géopolitique rapportée et concentrée dans un cadre familial et social particulier, celui du quartier juif et populaire de Newark dans la banlieue ouest de New York (Manhattan); la famille en question est celle de l'auteur, elle s'appelle Roth, et l'histoire se déroule en grande partie à travers les yeux et les pensées du petit Philip, né en 1933.
(1): 2004, 2006 pour la traduction française, Gallimard, Folio, 2007, puis réédition 2019, environ 550 pages.
On peut apprécier le talent du romancier à combiner différents niveaux de compréhension ou d'appréhension du "réel", surtout quand le réel n'est pas vraiment ce qui s'est passé, mais ce qui aurait pu se passer; talent de narration, bien sûr, au plus près des choses vues, vécues, ressenties, et inventées ! Talent de mise en scène et de rythme à travers différents personnages protagonistes et conflictuels, notamment le père, adversaire intuitif et acharné de Lindberg et de tous ceux, y compris et surtout Juifs, qui le soutiennent. Tel est d'ailleurs le point du roman qui a le plus retenu mon attention: que des Juifs américains aient pu ou auraient pu défendre la politique de Lindbergh, non seulement pour son isolationnisme (protégeant l'organisation économique et sociale du pays en la maintenant hors de la guerre) mais aussi pour son "assimilationnisme", en invitant, en incitant, en obligeant des familles juives à quitter leurs ghettos (Newark par exemple) pour aller s'installer dans les "terres", au coeur du pays, dans le Kentucky ou ailleurs, et surtout parmi d'autres Américains, non-juifs ! L'hypothèse n'a rien de scandaleux; n'est-elle pas aujourd'hui le coeur même de l'idéologie bien pensante du "vivre ensemble" ? Oui mais en 1942 elle semble scandaleuse et irrecevable pour le père Roth, qui ne veut pas quitter Newark et qui dénonce dans cette politique une manoeuvre pro-nazie pour diluer et affaiblir la culture juive, afin de mieux pouvoir ensuite la réduire totalement ! L'idée ou la thèse d'un "complot contre l'Amérique", brandie par l'acteur, animateur et chroniqueur radio vedette de l'époque, Walter Winchell, enflamme les opinions juives et antisémites, provoquant des fractures familiales, un peu à la manière de l'affaire Dreyfus, et mettant même le pays au bord de la guerre civile, suite à de nouveaux rebondissements politiques, que je ne veux pas ici dévoiler. Un autre point a retenu mon attention: comment le père Roth, sans être un Juif revendicatif ou "extrémiste", sans même avoir une culture juive spéciale, en arrive pourtant à des propos et à des comportements violents, contre son entourage familial, son fils aîné, son neveu, sa belle-soeur, contre tous ceux qui selon lui font le jeu de Lindbergh, de Hitler et des antisémites. On devine que cette histoire détraque un peu toutes les opinions et conduit à des drames privés parfois irrémédiables.
Mais c'est aussi de la part de Philip Roth une façon d'explorer les "possibles", comme on dit maintenant, une façon de sonder des forces enfouies qui auraient pu, qui pourraient très bien exploser; forces enfouies par chaque individu, opinions refoulées, souvenirs occultés, forces enfouies au niveau collectif, et l'antisémitisme en est une, selon ses analystes psycho-historiques, mais ajoutons-y également l'anti-christianisme ou l'anti-goyisme de certains Juifs, même si à ce propos, contrairement au précédent, il convient de se montrer discret.
Le roman de Philip Roth est largement plébiscité; 80 % des critiques lui sont favorables; il sera étudié à la prochaine rentrée en classes prépa scientifiques, sous le thème, je crois, de la Démocratie (en Amérique notamment) et comment celle-ci peut être mise à l'épreuve. J'aurai sans doute alors l'occasion d'en débattre un peu avec un ou deux collègues. Car mon avis sur ce roman n'est pas enthousiaste, d'où ma note de 5/10; c'est du bon travail d'écrivain, évidemment, la mise en scène, le rythme, les personnages, tout cela en effet fonctionne plutôt bien, mais justement, c'est un peu trop bien ficelé ou cousu de fil blanc, et l'uchronie reste encore très proche de la véritable histoire, de ses événements, de ses personnages politiques et de leurs idées. J'aurais aimé un vrai décollage (puisqu'il s'agit de Lindbergh !); Roth pourtant écrit: "la terreur de l'imprévu, voilà ce qu'occulte la science de l'histoire, qui fait d'un désastre une épopée." Peut-être a t-il reculé lui-même devant cette terreur, en préférant donner à son épopée romanesque la tournure d'un désastre, surtout familial, dont tout le monde sort traumatisé et handicapé.
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