En attendant le Déluge

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Les dictateurs de Bainville

   L'historien, essayiste, journaliste et académicien Jacques Bainville (1879-1936) semble revenir à la mode, si j'en juge par les publications en poche (Perrin-Tempus) de certains de ses livres; on peut même trouver un gros volume d'une partie de ses oeuvres complètes chez Bouquins (Robert Laffont). Ce "retour en grâce" de l'écrivain monarchiste de L'Action française peut s'expliquer par un "besoin d'air frais" intellectuel, après des décennies de gauchisme idéologique confiné et ressassé. Qui plus est, dans le domaine de la géopolitique, où Bainville excelle, les gauchistes n'ont jamais été très bons. Et la géopolitique depuis les années 1990 et la fin de la guerre froide, est entrée dans une nouvelle phase de réflexion et d'étude qui ramène au premier plan des conceptions chères à Bainville, celle par exemple d'un "équilibre européen" reposant avant tout sur des Etats-nations "souverains". Cette conception est défendue depuis longtemps par l'essayiste Régis Debray, grand lecteur de Bainville sans aucun doute, ex gauchiste, et considéré à présent par certains lecteurs (j'en suis) comme un intellectuel bougon, pédant et pénible à lire*. 

 

*: Impression largement confirmée par son dernier opuscule intitulé L'Europe fantôme, Gallimard, collection Tracts, 2019. Dans ce texte d'une petite cinquantaine de pages, Debray dénigre l'Union européenne faussement démocratique des technocrates, des juristes et des commerçants, mais conclut qu'après tout ce n'est pas si mal et bien préférable à ce qui se passe sur les autres continents... - Ou comment on peut passer d'une molle protestation à une résignation somme toute bien pépère. A lui tout seul Debray incarne la débandade et le dégonflement du gauchisme intellectuel turgescent et baudruche des années 70 à 90.

 

    Les dictateurs (1), selon les connaisseurs, n'est pas le meilleur livre de Bainville, publié en 1935 un an avant sa mort; certains chapitres ont été écrits par de jeunes "collaborateurs" (Brasillach, Rebatet) de l'académicien malade. Ce livre est une sorte de promenade historique, parfois très rapide, à travers l'Europe et l'Amérique latine, de l'Antiquité aux années 1930; on commence par l'Athénien Solon et on termine par Hitler. Que dit Bainville en résumé ? Que les dictateurs prennent et exercent le pouvoir dans des conditions exceptionnelles qui autorisent la prise de mesures... exceptionnelles. Que ces mesures peuvent être excellentes quand elles répondent vraiment à l'urgence d'une situation; mais, ajoute Bainville, qu'il ne faut pas en abuser, et même qu'il faut tout faire pour éviter d'y avoir recours. Les dictatures ne sont pas des régimes de libertés et de fraternités; et les mesures en faveur de l'égalité (le communisme de Lénine puis de Staline) consistent souvent en un appauvrissement général. Toutefois, cela dépend de la culture sociale et morale des pays touchés par les dictatures; Bainville (ou son collaborateur)considère par exemple que le fascisme mussolinien est plein de qualités car il est bien adapté aux Italiens: "Le peuple italien est un des mieux doués qui soient au monde pour l'intelligence spontanée des grandes nécessités de la politique" (p. 208). Autre cas de figure: le dictateur n'est pas forcément une brute épaisse, c'est même souvent un type habile, savant et d'une autorité tranquille comme Oliveira Salazar au Portugal. A ce propos le chapitre (sans doute écrit par Rebatet) conclut: "On dit que nous avons la République des professeurs et ceux qui le disent ne sont pas ceux qui s'en réjouissent. Le Portugal a la dictature des professeurs. Il se trouve qu'elle est excellente. Comme le monde est divers ! comme il est plastique !" (2)

 

(1): Jacques Bainville, Les dictateurs, 1935, Perrin-Tempus, 2019

(2): Op.cit. p. 238. La République des professeurs est celle de la IIIe République française. Expression très exagérée et en effet souvent employée dans un sens péjoratif.

 

   Les dictatures les plus plastiques et fragiles ont été celles de l'Amérique latine au XIXe; où l'on devine par conséquent des sociétés hétérogènes (à fortes immigrations européennes) inégalitaires et ingérables, où les "grands principes" politiques venus de la Révolution française sont inapplicables; c'est Bolivar lui-même qui le dit: "Législateurs, gardez-vous bien d'être comparés par le jugement inexorable de la postérité aux monstres de la France !" (p. 148). L'idéal, selon le même Bolivar, c'est le système de l'hérédité "sociocratique", à la manière d'Auguste Comte, un système où le président à vie désigne son successeur, évitant ainsi les risques de l'hérédité biologique.

   Quant à Hitler, dernier chapitre du livre, Bainville (ou un autre ?) insiste sur le rôle des défilés et de la musique dans l'arrivée au pouvoir et la mise en place du nazisme: "pas de parti allemand sans musique, pas de discours de Hitler sans grosse caisse." (p. 243). Mein Kampf est sans doute très faible et très primaire par toutes sortes de considérations générales qui ne résistent pas à l'examen, écrit Bainville, mais sur le chapitre de la géopolitique et des relations du Reich avec la France et la Grande-Bretagne, il n'est pas dépourvu de lucidité. Et Bainville de conclure à propos d'Hitler: "sous le philosophe primaire, on découvre aisément un politique qui sait ce qu'il veut, et qui reste... le plus redoutable des adversaires de la France." (p. 256)

 

                             

 



05/05/2019
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