En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le Grand Paris

 

    Le dernier roman d'Aurélien Bellanger, Le Grand Paris (1), est à recommander aux professeurs de géopolitique, car cette discipline, je le rappelle, sera enseignée au lycée à partir de la prochaine rentrée. Ce roman combine en effet la géographie et la politique. Le narrateur, Alexandre Belgrand, né à Colombes dans les Hauts de Seine, au sein d'une famille aisée, raconte ses études et son ascension professionnelle, son dévergondage sexuel (façon campus américain) et son initiation à la politique "immobilière" de la droite post-gaulliste et néo-libérale: réseaux francs-maçons, françafricains, idéologie du métropolisme mondialiste, arrivisme et conservatisme. Bref, un nom pour résumer ce mélange, cette synthèse post-moderne: Sarkozy ! Le narrateur devient son conseiller technique à l'Elysée pour le projet d'un Grand Paris.

 

(1): Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, Gallimard, 2017, Folio, 2018. 550 pages.

 

    Le Grand Paris est un projet technocratique libéral et conservateur: abolir les frontières administratives héritées du gaullisme (les départements de la couronne parisienne), déployer et redéployer de grands axes de communication structurants, nord-sud, est-ouest, susceptibles de fixer de nouvelles zones économiques "spéciales" (technopoles d'entreprises et d'écoles supérieures), dynamiser et redynamiser les énergies sociales et culturelles parisiennes et franciliennes encore entravées par des préjugés et des habitudes d'opinion qui opposent, grosso modo, les "héritiers" bourgeois (banlieue ouest) et les immigrés trafiquants du 9-3. Ce Grand Paris sarkozyste, trop libéral pour ce qu'il a de conservateur et trop conservateur pour ce qu'il a de libéral, est assez vite abandonné, et l'idéologie "utopiste" qui le porte, appelée "triangle d'or" par le narrateur (référence maçonnique et géographique), se dépense davantage en soirées et nuits alcoolisées voire droguées qu'en réflexions pragmatiques adaptées aux réalités. Le narrateur nous fait un peu toucher du doigt le mal endémique du milieu technocrate et politicien de haut niveau: sa débauche d'énergie, son bavardage théoricien, son intelligence rapide, mais son absence de "sens pratique" et de concertation au ras du terrain avec les élus !

 

   A l'époque du vrai gaullisme (années 60) il y avait sans doute encore un peu de sens pratique chez les énarques, un peu de concertation entre les organismes centraux de l'Etat (comme la DATAR) et les unités territoriales et administratives de base (maires, députés, conseillers généraux). Cette relative dynamique "verticale" a été dévoyée au cours des années 70 et 80, quand l'idéologie de l'horizontalisme "décentralisé" s'est combinée au phénomène d'une oligarchie parisienne post-soixante-huitarde, clientéliste et arrogante. Le Grand Paris de Bellanger évoque assez clairement (malgré une certaine emphase narrative, techno-lyrique et apocalyptique) la congestion et la paralysie politiques des années 2000, dont les rodomontades et les imprécations sarkozystes ont été une sorte de symptôme. Trop de communication, peu de décision: tel fut le sentiment général d'un grand nombre d'électeurs, et la raison de la victoire de Hollande en 2012, victoire dépressive d'un candidat soporifique, apportant à la France une certaine idée de son déclin moral et social.

 

    Le narrateur abandonne l'inaction et l'excitation politiciennes, et reprend par d'autres voies et selon d'autres méthodes son projet d'un Grand Paris, libéral et conservateur, combinant l'esprit d'entreprise et le "sens moral", le volontarisme des uns et le fatalisme des autres. A cet égard la religion musulmane semble pouvoir jouer un rôle important, et le narrateur se convertit d'ailleurs à l'islam. Quant au Grand Paris "réel" qui se dessine depuis quelques années, défendu autant par des élus de droite que de gauche, il s'agit surtout de prolonger des axes de communication déjà existants et de ceinturer complètement la région parisienne. Le contenu social et moral de cette politique "structuraliste" ne semble guère attirer l'attention des promoteurs et des décideurs; les gens se débrouilleront avec leur environnement technique ! La vision du narrateur de Bellanger est un peu différente: l'urbanisme doit prendre en compte les mentalités et les capacités des habitants, leurs ressources cognitives et spirituelles.

 

   C'est un livre très intéressant, y compris pour des lecteurs qui comme moi ne connaissent pas bien du tout la région parisienne; mais savent repérer les forces et les protagonistes en présence dans ce roman, qui a probablement demandé beaucoup de travail de recherche et d'enquête à Aurélien Bellanger; saluons cet effort, qui cela dit peut déplaire, car le roman n'est pas d'un style léger, ni d'un humour décapant ou enrobant; Bellanger est parfois comparé à Houellebecq; mais leurs techniques ou stratégies narratives sont très différentes; leurs personnages, surtout, n'ont pas du tout les mêmes états d'âme ni les mêmes réflexions; il en résulte deux visions du monde, rétroactives et prospectives, opposées. Tandis que Houellebecq observe et contemple l'échec du libéralisme social, culturel, sexuel, Bellanger, lui, en signale les possibilités de métamorphoses, ce qui en rend la lecture un peu plus difficile.                                                         

 



21/05/2019
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres