En attendant le Déluge

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Deux romans de Jean Raspail

     Je viens de lire deux romans de Jean Raspail, Sire et L'anneau du pêcheur, publiés en 1991 et 1995, disponibles en livre de poche; ce sont deux romans de 300 pages, assez faciles à lire, bien enlevés, bien rythmés, avec des personnages étonnants voire étranges; on pourrait d'ailleurs classer ces deux romans dans le genre historico-fantastique, ou historico-merveilleux; Jean Raspail s'est appuyé (un peu trop diront certains) sur une documentation très spécialisée dans deux domaines: le pouvoir sacré des rois de France, à travers notamment le "mystère" de la sainte-Ampoule, et le Grand Schisme de l'Eglise catholique, fin XIVe-début XVe, où le pouvoir pontifical est disputé et déchiré entre deux voire trois papes. Les deux romans combinent donc l'érudition historique à une intrigue politique ou géo-politique portée par des personnages "mystiques"; dans Sire, il s'agit d'un certain Philippe Pharamond, descendant des Capétiens, qui se fait sacrer roi de France en février 1999 dans la cathédrale de Reims; l'événement reste très confidentiel, bien que le ministre de l'Intérieur en personne et un puissant homme d'affaires y jouent un rôle important; dans L'anneau du pêcheur, c'est un certain Benoît, descendant des papes schismatiques, qui vient accomplir la fin de sa mission (divine) dans une église désaffectée de haute Provence en avril 1994.

   Dans ses romans, Jean Raspail, né en 1925, souvent présenté comme écrivain réactionnaire et monarchiste*, brosse en arrière-plan quelques scènes ou tableaux effrayants de la France "moderne" marquée par de grands ensembles urbains (métropolitains) et de grands espaces désaffectés où règnent la délinquance, la désolation, la profanation et la "désacralisation", c'est à dire le "tout est permis" des années 70 devenu le "j'men bats les couilles" des années 90-2000. Le puissant homme d'affaires résume la situation au descendant des Capétiens: "Les pauvres sont des vaches à lait. Les riches, de pauvres imbéciles. Le marché est immense. Pas une âme..." (Sire, p.183). Ou bien cette première phrase de L'anneau du pêcheur, qui elle aussi résume toute une époque, la nôtre: "C'est difficile d'obtenir une soupe et du pain, un soir de Noël, dans une ville." (p.5)

 

*: C'est surtout par un autre roman, Le Camp des saints, publié en 1973, que Jean Raspail est devenu une sorte de référence dans certains milieux dits réactionnaires; ce roman évoque en effet une arrivée massive de réfugiés sur la côte d'Azur; on peut deviner l'émotion des riches retraités de la bourgeoisie versaillaise qui parfois écoute Radio-Courtoisie... Cela dit, dans Sire et L'anneau du pêcheur, la "réaction" de Jean Raspail porte davantage sur le niveau d'abrutissement interne (sans éléments spécifiquement étrangers) de la société française; cette "réaction" est donc susceptible de compter autant de partisans de la gauche anti-capitaliste et anti-libérale que de la droite nationaliste, souverainiste et anti-mondialiste; le monarchisme de Jean Raspail est sans doute difficile à circonscrire, et mon collègue blogueur Jean-Philippe Chauvin, monarchiste militant, n'en fait jamais état dans ses chroniques.

 

    Le modeste professeur d'histoire que je suis est évidemment impressionné par l'érudition et le style narratif de Jean Raspail; cette combinaison produit beaucoup d'entrain et d'attrait, elle donne à voir et à saisir certains événements historiques, assez peu relatés dans les manuels scolaires, je pense au "vandalisme" révolutionnaire et au saccage des tombeaux des rois de France vers 1793; quant au Grand Schisme, il n'est quasiment jamais évoqué à l'école, alors qu'il est sans nul doute, selon Jean Raspail et certains historiens de l'Eglise, la véritable cause de la Réforme protestante qui éclate un siècle plus tard. Cette affaire du Grand Schisme est en tout cas assez extraordinaire et pourrait inspirer des metteurs en scène, car beaucoup d'ingrédients du film ou de la série à succès y sont réunis:  rivalités de pouvoir, jalousie, trahison, corruption, simonie, népotisme, exactions et crimes en tout genre, manipulation de l'opinion publique, frénésie populaire, débauche extrême, cupidité et concupiscence déchaînées, mais aussi scènes de solitude et de méditation, d'angoisse et de quête du salut; pour ces raisons, L'anneau du pêcheur me semble un roman plus "attractif" que Sire, dominé par de grands personnages ecclésiastiques et "spirituels", notamment ce Pedro de Luna, le pape Benoît XIII d'Avignon, non reconnu par Rome et par l'Université parisienne.

 

   "La plupart des chroniqueurs du temps s'accordent pour le considérer comme l'un des plus grands hommes de son siècle, d'une totale intégrité de vie, d'une droiture sans pareille, avec toutes les qualités de coeur et d'esprit que nécessitait sa charge. C'est pourquoi, à considérer cette guerre sans merci que Rome mena contre Pedro de Luna, contre cet inébranlable solitaire qu'animait la conviction de sa légitimité, à considérer la somme des falsifications historiques qui ont suivi et qui n'ont jamais cessé, menées selon les techniques les plus subtiles de ce qu'on appelle aujourd'hui la désinformation, de nombreuses questions se posent. Mais cela est une autre histoire... " (p. 242) 

 

                        

 



03/02/2020
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