En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

La défaite de 40

 

    Je viens de lire Comment perdre une bataille, écrit par l'historien et journaliste anglais Alistair Horne (1); il s'agit de la bataille de mai 1940 où l'armée allemande attaque la Hollande, la Belgique, le Luxembourg et la France; déclenchée le 9 mai elle s'achève trois semaines plus tard par la défaite de l'armée française (2). C'est donc une attaque rapide et puissante, qu'on va appeler "guerre-éclair" dans les manuels scolaires; mais à aucun moment Alistair Horne n'emploie l'expression; il préfère insister sur les incroyables et incompréhensibles lenteurs et lourdeurs de l'armée française; son livre rejoint en grande partie le témoignage de l'historien et résistant Marc Bloch paru sous le titre de "l'étrange défaite". Dans les deux cas, donc, sont soulignées les carences ou les lacunes de réflexion et d'organisation des chefs militaires français, mais aussi, derrière eux ou au-dessus d'eux, de certains dirigeants politiques et économiques. Disons qu'au cours des années précédentes, ces fameuses "années 30" auxquelles se réfèrent beaucoup d'intellectuels d'aujourd'hui qui pensent y voir des similitudes avec notre époque, les dirigeants politiques, économiques et militaires semblent avoir formé une "synarchie" ou une "oligarchie" coupée du "peuple" et vivant dans un confort matériel et moral qui contrastait avec les troubles socio-culturels et les difficultés d'argent éprouvés par un grand nombre des Français. Le livre de Marc Bloch est cela dit beaucoup plus connu des professeurs d'histoire que celui d'Alistair Horne; cela tient, je suppose, à la dimension davantage sociologique que stratégique des analyses du premier; le style de l'histoire-bataille avec le déroulement au jour le jour des opérations militaires a cessé depuis longtemps d'intéresser les professeurs; je dois convenir avoir moi-même lu assez rapidement, en diagonale, les chapitres les plus détaillés de l'affrontement direct, sur le terrain, des armées antagonistes. Faute de cartes, les chapitres en question ne permettent pas de bien de saisir les mouvements militaires.

 

(1): Alistair Horne, Comment perdre une bataille, France, mai-juin 1940, publié en 1969, puis en 1990 et de nouveau en 2010 chez Tallandier, Collection Texto. 460 pages.

(2): On a l'habitude de parler d'une défaite en six semaines; mais en réalité dès le 13 mai la percée des Ardennes est faite et la ligne Maginot contournée, et comme l'armée française n'a pas de stratégie de remplacement, ses chefs se perdent en supputations de plus en plus pessimistes, pour ne pas dire défaitistes; quant au milieu politique français, il est très divisé; et ses divisions vont précipiter une fuite générale à partir du 20 mai.        

 

    Toutefois, du livre très détaillé et parfois embrouillé de M. Horne (qui perd un peu le cap de sa démonstration) se dégagent plusieurs facteurs de l'étrange défaite française: le premier est l'impréparation du pays à la guerre malgré la fameuse ligne Maginot ou à cause d'elle; cette ligne fortifiée de défense, très onéreuse, et très sophistiquée par certains aspects (plusieurs semaines d'autonomie en milieu fermé pour des milliers de soldats), s'est avérée inutile puisque l'armée allemande est passée à côté, par les Ardennes et la Meuse réputées "infranchissables" par le commandement français; cette ligne défensive a donc figé la stratégie de l'Etat major (parisien) qui n'a pas vraiment daigné s'intéresser à des possibilités de mouvement offensif; deuxième facteur, les fragilités de l'alliance et de la coopération avec les voisins belges (dont il fallait en théorie respecter la neutralité sauf en cas d'attaque de l'Allemagne contre eux !) et surtout avec les Anglais; difficile de prévoir et de planifier des actions concertées avec des alliés qui n'ont pas du tout les mêmes intérêts ou les mêmes objectifs que les vôtres ! Troisième facteur, justement: quels intérêts à faire la guerre ? Alistair Horne insiste sur ce point: les Français ne veulent pas de la guerre, ni les gens modestes, on comprend pourquoi, ni les gens plus aisés, on comprend aussi pourquoi; qui plus est, le milieu intellectuel parisien est très anti-militariste et s'en donne à coeur joie dans les journaux. Qui veut mourir pour Dantzig ? Quatrième facteur: laissons Hitler à ses objectifs, jugés légitimes par bon nombre de "démocrates" favorables au droit du peuple allemand; jugés d'un bon oeil aussi et surtout par bon nombre d'anti-communistes qui imaginent avec plaisir la possibilité d'une guerre entre Berlin et Moscou, via la Pologne s'il le faut...

    Les autres facteurs de la déroute française sont plus techniques: défaillance des services de renseignements qui n'ont pu su analyser les signes avant-coureurs, pourtant détectables et même (pré)visibles, de la stratégie offensive allemande, surtout après les premières semaines de guerre en Pologne; défaillance des communications, de la radio en particulier, qui ont laissé dans l'ignorance et l'isolement de nombreux chefs et de nombreuses troupes de l'armée française face à l'attaque allemande; défaillance des relations et de la coordination générale entre les différentes forces, terrestres et aériennes, de cette armée; défaillance des caractères et des tempéraments des dirigeants supérieurs, Gamelin sur le plan militaire, Daladier puis Reynaud sur le plan politique; Alistair Horne insiste sur le rôle néfaste de la maîtresse de ce dernier, la comtesse de Portes, anglophobe et défaitiste.

    La thèse du défaitisme et de la corruption des élites, noblesse conservatrice, haute bourgeoisie anti-communiste, état-major réactionnaire, est souvent brandie aujourd'hui encore par les historiens d'extrême- gauche (comme Annie Lacroix-Riz); les admirateurs de Marc Bloch, d'une gauche plus modérée, presque libérale, préfèrent soutenir l'idée d'une France des classes moyennes affaiblie par la crise économique et sociale des années 35-39, cette France des petites villes provinciales qui n'est pas encore entrée dans la modernité de la vitesse, et qui, face au déferlement des forces motorisées allemandes, se repliera sur elle-même et ses traditions casanières. Alistair Horne évite quant à lui ce genre d'explications sociologiques, mais signale à de nombreuses reprises le manque d'engagement, d'élan et de "résistance" des premières troupes françaises confrontées à l'attaque surprise des Ardennes; il insiste également sur le fait qu'une contre-attaque française était tout à fait possible, que les chefs allemands la redoutaient -et l'attendaient- mais qu'elle fut sans cesse retardée par Gamelin, qui persista jusqu'au 18 mai dans ses choix défensifs; les seules offensives prévues devaient se dérouler et se déroulèrent dans les Flandres en relation avec les Belges et les Anglais; mais la rapidité de mouvement de l'armée allemande vers les Ardennes les rendit assez inutiles, et même désastreuses, puisqu'elles envenimèrent la dite relation "alliée" et n'empêchèrent pas la capitulation de la Belgique (28 mai).

   Ce que montre surtout Alistair Horne, c'est qu'en raison de l'inertie française, l'armée allemande gagna progressivement en confiance, sous l'impulsion de certains généraux tels Guderian et Rommel, qui firent preuve d'audace tactique à l'intérieur d'un cadre stratégique très bien conçu et préparé. Aucune armée n'avait avancé aussi vite que la Wehrmacht pendant le mois de mai 40: plus de 300 kms en une quinzaine de jours, et une "percée" de la frontière ardenaise, réputée infranchissable, en moins d'une semaine. Hitler, rendu nerveux par un tel succès, qui déjouait les pronostics des généraux conservateurs, se mit alors à "finasser" un peu et commit l'une de ses plus lourdes erreurs en arrêtant la phase d'encerclement et d'écrasement de l'armée britannique qui parvint à Dunkerque à réembarquer 340 000 hommes dont 100 000 Français. Les explications de cette erreur hitlérienne n'ont jamais été bien claires, comme tout ce qui touche du reste aux idées et aux décisions du Führer.

    Je l'ai dit, le livre de M. Horne est lui aussi parfois embrouillé, quand il s'agit notamment d'expliquer la stratégie britannique: malgré Churchill, qui n'entre en scène qu'en mai 40, les dirigeants d'Outre-Manche n'ont guère été plus déterminés et cohérents que les Français face aux attaques allemandes; ils ont eux aussi beaucoup tergiversé, entre le respect de leurs engagements diplomatiques européens et la préservation de leurs forces "impériales". Alistair Horne n'aborde pas ce point qui a sans doute pesé lourd dans l'esprit de certains dirigeants, français comme anglais: ce sont les ressources coloniales qui permettront de vaincre Hitler. C'est par exemple ce que dit de Gaulle dans son Appel du 18 juin. Mais en attendant l'ébranlement de sa puissance impériale, sans doute très surestimée, la France a connu en mai 40 la plus cinglante défaite militaire et politique de son histoire moderne. Laquelle défaite entraînera dans les années 50 et 60 la fin de son empire colonial.  

   La France d'aujourd'hui est encore un peu (beaucoup ?) débitrice d'un tel passé.    

 

                                                                                         

 

la défaite de 1940 résumée par une carte

la défaite de 1940 résumée par une carte



29/10/2019
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