En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Exaltation romantique

 

    Si je devais résumer La Confession d'un enfant du siècle d'Alfred de Musset, je dirais qu'il s'agit d'un livre d'exaltation romantique; cela se voit même en tournant rapidement les pages où les points d'exclamation et d'interrogation sont nombreux; page 282 (édition Folio n° 476), j'en compte 27, pour 35 lignes, et à peine moins à la page suivante; bien sûr, l'exaltation romantique ne se réduit pas à ce formalisme ou à cette formalité; mais tout de même c'est une indication des tourments physiologiques et de la fièvre sentimentale (et inversement) dont sont atteints les personnages. D'aucuns, plus cliniques, parleraient même de schizophrénie, de paranoïa, de narcissisme pervers, assurément de "troubles de la personnalité"; toujours page 282, un exemple de ce "dérèglement" de la raison: "Quel mal avais-tu fait pour que l'on mît en toi cette fièvre ardente qui te brûle ? quelle fureur l'anime donc, cette créature insensée, qui te pousse du pied dans le cercueil, tandis que ses lèvres te parlent d'amour ?"  

 

   Le romantisme, pour résumer, désigne un mouvement littéraire et artistique, mais aussi un peu politique et social, qui se développe et se décompose (en différentes tendances nationales) dans le monde occidental européen entre 1775 et 1835; Alfred de Musset naît en 1810 et meurt en 1857; d'une certaine façon il est un auteur romantique tardif et qu'on pourrait même qualifier de "décadent"; son romantisme excessif et exalté tourne quelquefois au "pathos", au morbide, au lugubre, à une forme d'égocentrisme vertigineux et suicidaire. Les lecteurs actuels sont très partagés et souvent mitigés: c'est trop brillant pour être sincère, c'est trop affecté et trop ampoulé, c'est même un peu lourd et fatigant: tels sont les quelques avis que j'ai pu glaner sur des sites de lectures (Babelio, Sens Critique).

   J'ai lu La Confession d'un enfant du siècle pendant plus d'une semaine, ce qui est un peu long pour un livre quand même assez court (environ 280 pages); assurément il ne m'a point passionné, sans doute en raison de son exaltation sentimentale un peu assommante; mais aussi et surtout parce que je l'ai lu par petites touches entre la Normandie et la Sardaigne, entre deux étapes du Tour de France, entre deux apéros; un tel livre n'est pas adapté aux moeurs actuelles de la société de communications et de loisirs touristiques; et réciproquement. Le romantisme sans doute parle t-il un peu de voyages, mais toujours dans la perspective d'une rupture et d'un départ, d'une fuite en avant vers l'ailleurs et vers un "autre" pays ou monde imaginaire où seront abolis, évanouis, dissipés les tourments du soi et du chez-soi. Or, la plupart des touristes actuels, moi le premier, sont avant tout des sédentaires soucieux de leurs intérêts sociaux, et donc un peu nationaux (même s'ils s'en récusent); contents de partir un peu ils sont encore plus satisfaits de pouvoir rentrer à la maison. Chic on s'en va ! Ouf... on revient. 

 

    La Confession est tout de même un livre étonnant et splendide dans son genre; plusieurs fois, surtout dans la première partie, je me suis murmuré mon admiration épatée par quelques expressions triviales, ou, plus sagement, à la manière de Frère Louis mon professeur de français de collège qui nous faisait apprécier telle et telle phrases d'un roman en disant: "eh bien ça, c'est une trouvaille, une trouvâille !" - Que l'écrivain en somme soit un chercheur de style qui parfois (souvent pour les très bons) trouve les mots justes et les expressions les plus fortes, en un savant équilibre de vigueur et de calme, c'est sans doute une définition très valable. Victorine me dit que le livre de Musset est parfois étudié au lycée, en classe de seconde, mais que les élèves éprouvent souvent un peu ou beaucoup de difficulté à entrer dans sa matière; ne doutons pas cela dit que certains enseignants parviennent à faciliter la pénétration. Les esprits des jeunes gens ne manquent pas de souplesse et d'élasticité.

   En vieillissant, on devient un peu moins flexible, et je reconnais avoir moi-même des idées ou des opinions un peu arrêtées ou heurtées, qui entravent évidemment ma capacité à suivre et apprécier les ondulations de la littérature; or La Confession de Musset est pleine de plis et de boursouflures, d'une certaine manière c'est un roman "baroque" chargé d'effets pour frapper ou attirer le regard. Mais ce voyeurisme sans doute exaspère ou étouffe le désir de comprendre; souvent Musset échoue à intéresser par une mise en scène littéraire qui précipite ou écrase ce que le lecteur n'a pas même commencé à deviner; disons, pour résumer, que le romantisme exalté cherche davantage à frapper ou à intriguer qu'à se rendre intelligible ou sensible. Tel est du moins mon modeste point de vue. 

 

   Enfin, et bien qu'il soit en vacances, le professeur d'histoire appréciera le tableau que Musset donne de son époque: mais ici quelques citations s'imposent, agrémentées de rapides remarques.

 

- page 22, Musset évoque la jeunesse soucieuse qui est la sienne et celle de quelques autres, disons la génération romantique, en écrivant: "Tous ces enfants étaient des gouttes d'un sang brûlant qui avait inondé la terre; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides (...) Ils avaient dans la tête tout un monde; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain." Une note nous renvoie ici à une autre citation, de Chateaubriand cette fois, et d'un romantisme moins nerveux, plus posé et poseur que celui de Musset: "L'imagination est riche, abondante et merveilleuse, l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un coeur plein, un monde vide." (Le Génie du Christianisme, II, 3, 9).

 

- page 31, Musset nous livre sa définition de l'homme en société: "L'homme est ici-bas pour se servir de ses sens; il a plus ou moins de morceaux d'un métal jaune ou blanc, avec quoi il a droit à plus ou moins d'estime. Manger, boire et dormir, c'est vivre. Quant aux liens qui existent entre les hommes, l'amitié consiste à prêter de l'argent; mais il est rare d'avoir un ami qu'on puisse aimer assez pour cela. La parenté sert aux héritages: l'amour est un exercice du corps; la seule jouissance intellectuelle est la vanité."

 

- pages 114-115, sans doute mon passage préféré: "Je me figure que les gens qui disent que le monde donne de l'expérience doivent être bien étonnés qu'on les croie. Le monde n'est que tourbillons, et il n'y aucun rapport entre ces tourbillons. Tout s'en va par bandes comme des volées d'oiseaux. Les différents quartiers d'une ville ne se ressemblent même pas entre eux, et il y a autant à apprendre, pour quelqu'un de la Chaussée d'Antin, au Marais qu'à Lisbonne. Il est seulement vrai que ces tourbillons divers sont traversés, depuis que le monde existe, par sept personnages toujours les mêmes: le premier s'appelle l'espérance, le second la conscience, le troisième l'opinion, le quatrième l'envie, le cinquième la tristesse, le sixième l'orgueil, et le septième s'appelle l'homme."

 

- page 119, Musset cite deux savants: "Le professeur Hallé a dit un mot terrible: "La femme est la partie nerveuse de l'humanité, et l'homme la partie musculaire." Humboldt lui-même, ce savant grave et sérieux, a dit qu'autour des nerfs humains était une atmosphère invisible."

 

- page 149, Musset - son personnage d'Octave - présente madame Pierson (George Sand): "Je m'attendais à voir en elle presque une religieuse, du moins une de ces femmes de province qui ne savent rien de ce qui se passe à deux lieues à la ronde, et qui vivent dans un certain cercle dont elles ne s'écartent jamais. J'avoue que ces existences à part, qui sont comme enfouies ça et là dans les villes, sous des milliers de toits ignorés, m'ont toujours effrayé comme des espèces de citernes dormantes; l'air ne m'y semble pas viable; dans tout ce qui est oubli sur la terre, il y a un peu de la mort."  - Mais un peu plus loin, Octave commence à rectifier: "Sa conversation montrait une éducation achevée; il n'était rien dont elle ne parlât bien et aisément; en même temps qu'on l'y voyait naïve, on l'y sentait profonde et riche; une intelligence vaste et libre y planait doucement sur un coeur simple et sur les habitudes d'une vie retirée."

 

- page 265 enfin, une citation exemplaire du romantisme exalté et nerveux d'Alfred de Musset: "Comme ces derviches insensés qui trouvent l'extase dans le vertige, quand la pensée, tournant sur elle-même, s'est épuisée à se creuser, lasse d'un travail inutile, elle s'arrête épouvantée. Il semble que l'homme soit vide, et qu'à force de descendre en lui, il arrive à la dernière marche d'une spirale. Là, comme au sommet des montagnes, comme au fond des mines, l'air manque et Dieu défend d'aller plus loin. Alors, frappé d'un froid mortel, le coeur, comme altéré d'oubli, voudrait s'élancer au-dehors pour renaître; il redemande la vie à ce qui l'environne, il aspire l'air ardemment, mais il ne trouve autour de lui que ses propres chimères, qu'il vient d'animer de la force qui lui manque, et qui, créées par lui, l'entourent comme des spectres sans pitié."

 

    La Confession d'un enfant du siècle a été écrite par un jeune homme de 25 ans, qui disposait il est vrai de tout son temps et d'assez d'argent pour se livrer à de telles considérations.                            

 



30/07/2019
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