Suis-je démocrate ?
La démocratie pose question; de quoi s'agit-il ? de quoi parle -t-on ? Les réponses et les explications sont souvent bien vagues et bien théoriques; mon collègue de philo, esprit brillant, rayonnant, distingue la démocratie des opinions, par les opinions, et la démocratie en actes, par les actes; cette distinction amène à faire observer que la plupart des opinions ne sont pas actives et que beaucoup de citoyens sont aujourd'hui passifs; non seulement ils ne vont pas voter, alors qu'ils en ont le droit, mais ils se disent dégoûtés de la vie politique et de la démocratie. Pourquoi ?
On peut répondre de plusieurs façons; d'abord, en considérant l'évolution sociale et morale: ces citoyens passifs sont de "mauvais élèves" de la démocratie, paresseux, envieux, vicieux... Ils forment une "masse", dans un sens très péjoratif de population abrutie, avachie dans ses canapés, devant la télé six heures par jour, et ne sortant que pour faire des courses au supermarché; cette masse ne peut évidemment s'intéresser aux enjeux difficiles de la vie politique et de la démocratie, à ses complexités, à ses finesses, et tout simplement parce qu'elle n'en comprend pas un seul mot ! Cette masse est devenue bien pire que ce qu'en voyaient déjà des intellectuels libéraux, comme Tocqueville au milieu du XIXe et Ortega y Gasset dans les années 1930 ou Hannah Arendt un peu plus tard. Selon ces intellectuels la démocratie ne peut pas fonctionner sans une certaine discipline collective, un certain goût des individus pour le travail et les études au service d'un "bien public" compatible avec leurs intérêts privés (précisément par le travail et les études !) - En Amérique vers 1835 Tocqueville observe (de façon tout de même très superficielle et très théorique) une démocratie fédérale et fédérative qui fonctionne comme un organisme vivant qui aspire et expire en un mouvement naturel et irrésistible; le jeune homme (30 ans au moment de son voyage en Amérique) ne peut qu'être intéressé voire séduit par le spectacle d'une démocratie vigoureuse qui motive et entraîne ses citoyens, quand la France monarchique de la même époque est toujours un corps malade et convalescent (des fièvres et des saignées de la révolution et de l'empire).
Ortega y Gasset et Hannah Arendt, philosophes libéraux d'un Occident qui passe sous domination américaine, analysent l'affaiblissement culturel et moral des démocraties (et s'inspirent au passage du second volume de Tocqueville qui contient les réflexions les plus critiques ou inquiètes sur le développement de la culture et de la société démocratiques); les citoyens autrefois vigoureux et créatifs se sont vautrés dans la consommation, le divertissement, l'assistance et le confort techniques, la bureaucratie et la technocratie, les médias et les lectures rapides... Ils ont perdu le goût et le sens des bons efforts productifs, créatifs, récréatifs et relationnels. Mais ils ont aussi perdu de vue l'intérêt général et la dynamique des intérêts privés qui en sont indissociables. Ils sont devenus des individus à la fois confus et outrecuidants, ce que Tocqueville constate (?) dès 1848 à Paris lors de la révolution qui instaure la république et le suffrage universel (1).
(1): je cite l'introduction de Tocqueville à la réédition de son livre en 1848: "Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu'elle ne détruisait pas. On ne l'a point vue s'emparer peu à peu de la société, afin d'y établir paisiblement son empire; elle n'a cessé de marcher au milieu des désordres et de l'agitation d'un combat. Animé par la chaleur de la lutte, poussé au-delà des limites naturelles de son opinion par les opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l'objet même de ses poursuites et tient un langage qui répond mal à ses vrais sentiments et à ses instincts secrets. De là l'étrange confusion dont nous sommes forcés d'être les témoins... Il semble qu'on ait brisé de nos jours le lien naturel qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances; la sympathie qui s'est fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les idées des hommes paraît détruite, et l'on dirait que toutes les lois de l'analogie morale sont abolies." (De la démocratie en Amérique, Gallimard, Folio-histoire, 1986, pp. 47-48)
Voilà pour la façon un peu littéraire et philosophique de comprendre le dégoût des citoyens envers la politique et la démocratie; cette façon d'analyser est encore très répandue, on l'a beaucoup lue et entendue, on l'a même ressentie ces derniers mois en France à propos des Gilets jaunes. Sans le style de Tocqueville beaucoup d'intellectuels et de professeurs ont laissé deviner le mépris que pouvait leur inspirer le "ressentiment" populiste de ces Français qui accusent la démocratie de ne pas les représenter suffisamment, et qui, de la sorte, font le jeu électoral des démagogues qui leur promettent une plus grande reconnaissance; s'ils insistent, ils l'obtiendront sous la forme d'une dictature qui en effet mettra fin aux revendications, non en les satisfaisant mais en les faisant taire.
Une autre façon de voir la situation démocratique française consiste à étudier d'un peu plus près l'évolution politique de la cinquième république, car c'est bien elle, par son fonctionnement et sa "dynamique", qui peut "faire vivre" la démocratie et prendre des décisions compréhensibles et acceptées par le plus grand nombre possible de citoyens. Or, en lisant le livre de l'historien Arnaud Teyssier (2), se dégage de cette cinquième république une fort mauvaise impression. L'historien en question n'est sans doute pas tout à fait "neutre" dans cette histoire, mais enfin, le tableau évolutif du régime est accablant: surtout depuis les années 1990 la vie politique et institutionnelle de ce régime, ses innombrables réformes, mal appliquées ensuite, ses interminables et minables débats de pouvoirs et de partages des responsabilités, compliqués par le niveau européen ou dissous dans le grand bain de la mondialisation commerciale dominée par les diktats décapants des lobbies et des fonds souverains, la médiocrité morale et intellectuelle d'un personnel politicien avide de ses propres affaires et non de celles du pays, depuis donc les cohabitations à répétition (1986-1993-1997), explique Arnaud Teyssier, la cinquième république tourne à vide, ennuie les Français (taux d'abstention de plus en plus importants), ne répond pas aux questions urgentes de la société, y compris et surtout celles que les habitants n'ont plus le droit de poser, et par conséquent provoque ce que pudiquement encore les intellectuels appellent le "malaise démocratique".
(2): Arnaud Teyssier, Histoire politique de la Ve République, 1958-2011, Perrin, Tempus, 2011, 830 pages. L'auteur a été haut fonctionnaire et ancien conseiller de Philippe Séguin.
Lisant ce livre, j'essaie de me rappeler moi- même pour qui j'ai voté, et si j'ai voté durant ces années 1990-2000; bien souvent je n'en garde plus aucun souvenir. J'ai oublié qu'elles ont pu être mes convictions ou du moins mes préférences. Se pose donc la question de ma citoyenneté et de mon aptitude à la démocratie (ma capabilité, comme dirait une philosophe américaine). Malgré l'intérêt très vif que je prends à ma lecture, il y a de quoi être tout de même un peu inquiet. Et si je n'étais pas démocrate ?
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