En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Lectures, suite

 

   A la grande librairie Mollat de Bordeaux j'ai acheté deux romans d'Aurélien Bellanger: L'aménagement du territoire et Le Grand Paris. Ce jeune romancier (à peine 40 ans) né à Laval s'intéresse de très près à la géographie et à la politique, donc à la géopolitique; de très près, oui, car ses romans sont très documentés voire d'une précision minutieuse et technique qui peut ennuyer. 

 

    J'ai lu L'aménagement du territoire; il y est question de la Mayenne, des Marches de la Bretagne, de la LGV, d'archéologie et de géologie; parfois très précis, l'auteur embrasse aussi de vastes considérations, comme celle-ci: "La civilisation, hypothèse de travail tardive de quelques molécules lancées à travers l'espace sur l'écorce d'une planète tellurique, se fissurait peu à peu. Une espèce animale se jetait, à pleine vitesse et ivre de sa propre rationalité, dans un avenir qui ne pourrait demeurer longtemps aussi rationnel, aussi souple et aussi bienveillant qu'elle. Les hommes avaient oublié qu'ils ne faisaient que simuler la liberté du droit au milieu de l'effrayante liberté des atomes." (1) - Mais en d'autres endroits du roman Aurélien Bellanger se contente de résumer l'histoire géopolitique récente (disons les Trente Glorieuses) de la France. Comme il s'agit d'un roman, il y a donc aussi une histoire interne et des personnages "fictifs" mais très inspirés de la réalité administrative et "technocratique" du pays. On pourra aisément reconnaître un grand patron du BTP proche du pouvoir politique.

 

(1): L'aménagement du territoire, Gallimard, 2014, Folio, 2018, p. 273.

 

   Bien sûr, le livre m'a intéressé par ses aspects géographiques, et sociologiques dans une moindre mesure, d'autant plus qu'il est question d'une région, entre Maine et Bretagne, et d'un sujet, la LGV et le monde rural, que je connais très bien. Mais le charme et la valeur d'un roman consistent aussi et surtout à divertir et à faire voyager l'esprit, à le surprendre, à l'éblouir, ou à l'obscurcir. L'aménagement du territoire n'y parvient pas vraiment; le dernier tiers du roman est même plutôt ennuyeux; l'histoire et les personnages se trouvent figés dans une dimension "savante", "technologique" et parfois géopolitico-mystique où il est difficile pour un modeste lecteur de se mouvoir et de s'émouvoir avec entrain. J'avoue donc avoir été un peu déçu par un roman que j'ai pourtant acheté avec enthousiasme. Il en va parfois ainsi de certains achats.

 

   En revanche, Une histoire du monde en 100 objets, de Neil Mac Gregor, est un livre splendide que je lis quasiment avec dévotion, mais aussi modération; une sorte de modération voluptueuse en somme ( je ne veux pas dire dévote, même si la dévotion voluptueuse est une possibilité spirituelle ou intellectuelle tout à fait crédible). Livre splendide dont j'ai déjà parlé (voir mon article: Bricolage critique), et que j'ai même conseillé à mes collègues d'histoire du lycée; c'est dire mon enthousiasme ! La méthode de ce livre est un modèle pédagogique: en partant d'un objet, une pipe, une poivrière, une carte, un service à thé, un vase, etc. l'auteur expose une période, une situation, une dynamique historique et culturelle, etc. C'est ainsi qu'il faudrait enseigner.

 

   Hélas, étant donné les nouveaux programmes prévus pour les prochaines rentrées, étant donné surtout les conditions de travail pénibles qui s'annoncent, ce ne sera pas le cas.

 

   Mais restons dans le plaisir de la lecture; il m'arrive d'acheter parfois des livres d'occasion, surtout d'histoire, et c'est ainsi qu'on peut tomber sur de petites merveilles de style et de savoir; Histoire d'Angleterre d'André Maurois en est une (2). Là aussi, je lis avec modération et quelque douceur, car le livre de vieux papier est fragile et se tourne délicatement; ainsi on en savoure chaque page; le sujet pourtant est quelquefois austère et complexe, quand il s'agit notamment d'exposer ou d'expliquer les luttes politiques et religieuses qui ont rythmé la période où l'Angleterre est devenue la première puissance européenne (et peut-être mondiale). Mais André Maurois (1885-1967, de son vrai nom, Herzog, d'origine alsacienne) parvient avec justesse, équilibre et nuance, à rendre limpide la complexité de la situation; sans doute commet-il des "raccourcis" que les historiens actuels spécialistes du sujet estimeront d'une coupable légèreté, mais je ne peux qu'applaudir pour ma part, très infime, des phrases comme celle-ci: " L'archevêque de Canterbury, Cranmer, timide, indécis, continuait de flotter entre luthéranisme et romanisme. Ce fut lui pourtant qui, en donnant à l'Eglise d'Angleterre un Livre des Prières, écrit dans une prose admirable et pour lequel il rédigea lui-même Litanies et Collectes, permit à cette Eglise d'acquérir, après l'Eglise Romaine, ce prestige esthétique faute duquel une religion demeure sans prise sur les âmes." (2).

 

(2): Histoire d'Angleterre, Grandes Etudes Historiques, Arthème-Fayard, Paris, 1937, réed. 1946, p. 307.              

 

               

 



09/03/2019
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