En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Le temps de Franco

 

 

    Il a donc été beaucoup question de l'Italie au cours du mois de mai ; changeons de mois et de pays, la lecture toute récente d'un livre de Michel del Castillo m'amène à faire le point sur Franco et la guerre civile en Espagne.

   Ce livre s'intitule Le temps de Franco1 et se présente comme un « récit », bien que l'auteur ne parle pas beaucoup de lui : né en 1933 à Madrid il n'a que de très lointains et fragiles souvenirs de la guerre civile espagnole. Son récit s'appuie avant tout sur des lectures historiques : Bennassar, Nourry, Hermet, Beevor, Brenan, Payne, Preston, Tusell, etc. Les auteurs ne manquent pas : la guerre d'Espagne et la personnalité de Franco ont donné lieu, et ce n'est pas fini, à des analyses et des interprétations diverses et variées, souvent antagonistes.

    On le devine, deux grands courants s'opposent : celui de la gauche républicaine et celui de la droite conservatrice voire « néo-franquiste » ainsi que la qualifient ses adversaires. Un livre a contribué à raviver le débat au début des années 2000, celui du journaliste et historien Pio Moa, Los mitos de la Guerra civil, qui n'a été traduit en français que l'an dernier2. Michel del Castillo a sans aucun doute lu ce livre bien qu'il évite de le signaler dans ses sources et sa bibliographie. Et non seulement lu ; en vérité il en reprend les principales interprétations.

 

    Le temps de Franco propose un portrait du Généralissime en calculateur prudent qui repousse le plus longtemps possible le franchissement du Rubicon ; cela va bien sûr à l'encontre de l'idée habituellement admise à gauche que le complot des franquistes contre la République a été médité et préparé avant même le Frente Popular de 1936. Michel del Castillo, comme Pio Moa, penchent plutôt vers une autre idée : ce sont les radicaux de gauche, anarchistes et communistes, dans des registres et avec des moyens différents, qui ont savonné et même saboté la planche (de salut?) de la République du front populaire. Franco et les « franquistes » ne se déclarent que tardivement, en juillet 36, comme véritable force d'opposition à la « bolchévisation » accélérée de l'Espagne. Et Franco reste encore très prudent : le franquisme n'est pas un courant politique autonome et identifiable, il lui faut convaincre, et faire ses preuves sur le terrain. Mais avec la guerre Franco très vite va faire ses preuves. Michel del Castillo ne « réhabilite » pas le Caudillo, il tente d'expliquer comment et pourquoi celui-ci s'est imposé alors qu'il n'avait pas de grandes qualités d'homme d'Etat (aucun charisme, faible culture politique, aucune démagogie, etc.). C'est un chef militaire « chimiquement pur » qui ne réfléchit et n'agit qu'en fonction des possibilités d'action et des intérêts tactiques de la situation.

    Une autre « idée reçue » dans les manuels scolaires français consiste à dire que la victoire de Franco s'explique par le soutien de Hitler et de Mussolini qui lui ont envoyé des troupes et des armes. Mais les Républicains ont eux aussi reçu des aides extérieures, celles des Brigades Internationales et surtout celles de l'URSS. La raison de la victoire franquiste est à chercher ailleurs : elle s'explique surtout par le choix des Espagnols eux-mêmes, qui sont très majoritairement hostiles à la « bolchévisation » de leur pays ; or cette bolchévisation n'est pas un mythe, nous dit Michel del Castillo, car les positions idéologiques de la gauche républicaine se sont durcies avec la guerre.

    Par ailleurs, cette gauche soi-disant « populaire » est loin d'avoir convaincu la masse de la population paysanne, souvent opposée aux mesures de collectivisation ou d'anarchisme agricole imposées avec violence et confusion dans de nombreuses régions. Il est toujours tentant chez les intellectuels de présenter l'anarchisme comme un doux phénomène de libération, d'émancipation et de partage; il n'en a rien été du tout en Espagne où les milices anarchistes ont la plupart du temps provoqué la confusion et la terreur. L'autre raison de la victoire franquiste, que la « doxa » dominante historiographique et scolaire reconnaît quand même un peu, tient à la faiblesse technique, administrative, méthodologique des autorités républicaines officielles, très vite débordées et dépassées par l'escalade de la guerre civile ; une escalade qu'elles n'ont pas su stopper et qu'elle ont même encouragée par leurs dysfonctionnements et leurs atermoiements. Michel del Castillo dresse un portait assez accablant de Manuel Azaña, qui fut un des principaux dirigeants de cette faible République entre 1934 et 1936. Faible République dont les résultats électoraux, d'abord en 31 puis en 36, ont montré l'absence de « parti majoritaire », phénomène peu favorable à la mise en place d'une politique solide. Michel del Castillo n'écarte pas l'hypothèse de la fraude électorale en faveur de la gauche républicaine, alors qu'une coalition de droite aurait pu former un gouvernement.

    Mais un autre phénomène doit aussi être avancé : celui d'une Espagne « invertébrée », pour reprendre le titre d'un ouvrage de José Ortega Y Gasset3 ; la guerre civile serait l'aboutissement d'une longue et lente « déconstruction » économique et sociale du pays, depuis le milieu du XIXe au moins. Alors que la France et la Grande-Bretagne, sans même parler de l'Allemagne prussienne, connaissent à partir des années 1850 un renforcement (du contrôle) administratif et une réorganisation économique de leurs populations, les Espagnols sont au contraire livrés à eux-mêmes, les uns à l'émigration, les autres à l'autarcie, et beaucoup plongés dans un certain fatalisme du lendemain (mañana) pareil au jour précédent... L'Eglise, longtemps maîtresse des mœurs et des éducations, ne parvient plus elle-même à faire briller ses lueurs d'espérance ; c'est un catholicisme du statu quo et du « circulez y a rien à voir »... L'Etat quant à lui n'a rien à proposer aux masses populaires espagnoles. Il est trop occupé à se déchirer entre spoliateurs rivaux ! Cette pauvre Espagne qui donc ne se renouvelle pas renferme un terrible phénomène social et culturel de résignation et d'amertume, d'où jailliront les passions et les violences des années 30.

 

   N'exagérons pas toutefois l'explication « imagée » et « caractérielle » (du type, « les Espagnols ont le sang chaud... ») qui risque fort de ne rien expliquer du tout. La guerre civile fut une escalade de mauvais choix, de mauvaises décisions et de désinformation, déchaînant les incompréhensions et les paniques4.

 

 

1: Publié chez Fayard en 2008, 390 pages.

2: Publié chez L'Artilleur. Cette traduction tardive et chez un éditeur assez marginal s'explique aisément : le livre de Pio Moa va à l'encontre de la « doxa » dominante et dominatrice qui règne en France sur la question de la guerre civile espagnole. La revue L'Histoire s'est empressée de consacrer un dossier spécial aux « erreurs » de Pio Moa.

3: J. Ortega Y Gasset, España invertebrada, 1921.

4: Voir Bartolomé Bennassar, La guerre d'Espagne et ses lendemains, Perrin, 2004, Tempus, 2006, pp. 326-346

 



07/06/2023
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