Tour de France des villes incomprises
Voilà une bonne idée, et une bonne idée de départ peut faire un bon livre à l'arrivée. Je parle du Tour de France des villes incomprises, écrit par Vincent Noyoux, journaliste et reporter indépendant (1). "Foin d'exotisme ! nous dit-il, place à l'endotisme... Bienvenue en France, terre d'aventure. Bienvenue dans des bourgades dont vous n'entendez jamais parler, ou alors en termes peu flatteurs... Ce livre s'intéresse aux vilains petits canards du tourisme hexagonal..." (p. 8). Vincent Noyoux a donc choisi douze lieux négligés, méprisés, incompris: Mulhouse, Vesoul, Guéret, Cergy, Cholet, Vierzon, Saint-Nazaire, Verdun, Vallée de la Fensch, Châtel-Guyon, Draguignan, Maubeuge. Il aurait pu en choisir des dizaines et des centaines d'autres, car la presque totalité du territoire français est ignoré des touristes. Il s'est intéressé à de petites villes, aujourd'hui en déclin économique (2), mais qui ont connu leur essor entre 1900 et 1970. Il a ignoré tout le quart sud-ouest du pays, du Massif Central aux Pyrénées, trop touristique, il a ignoré la Bretagne et la Normandie, ainsi que la Bourgogne et les Alpes. Dans chaque endroit il a passé deux à trois jours, logeant à l'hôtel, guidé parfois par quelques autochtones disponibles. Le résultat est un livre bien rythmé, bien écrit, qui foisonne d'observations intéressantes, souvent drôles mais sans mépris semble t-il (3). Un livre que devrait lire tout professeur de géographie, afin d'en parler ensuite à ses élèves (4).
(1): Vincent Noyoux, Tour de France des villes incomprises, éditions du Trésor, 2016, 219 pages. Réédité en Poche depuis.
(2): Déclin relatif selon les villes; Cholet par exemple conserve un certain dynamisme de petites entreprises; quant à Mulhouse, ce n'est pas une petite ville, mais déjà une sorte de métropole frontalière franco-germano-suisse; on se demande un peu ce qu'elle fait dans le livre de Vincent Noyoux. Pour le reste, la plupart des petites villes incomprises sont un peu sous perfusion étatique (une forme d'euthanasie économique diront certains...) avec une fonction publique qui représente l'essentiel des emplois, notamment à Guéret.
(3): La drôlerie non-méprisante est un art difficile, surtout en notre époque de susceptibilités déchaînées. Vincent Noyoux s'est sans doute autocensuré à plusieurs reprises; mais cette contrainte ne dessert pas son propos, au contraire. Il a en tout cas évité le défaut d'écrire un livre-farce ou pire un guide "antitouristique" de type bien-pensant et moralisateur.
(4): L'enseignement de la géographie a grand besoin de ce type de récit ou de propos, riche d'observations précises et concrètes; car les manuels scolaires sont remplis d'articles abstraits, abscons, et de documents semi-publicitaires; tout un charabia emberlificoteur de style LREM !
Que nous montre ce livre ? Les villes en question sont de type "populaire", souvent marquées par la précarité sociale et culturelle; elles ont perdu leurs industries et leurs commerces, notamment leurs boutiques du centre; elles respirent une ambiance d'ennui et de tristesse, en raison de leurs bâtiments dégradés, abandonnés, de leurs rues sombres et inquiétantes le soir venu. Vincent Noyoux ne s'attarde pas sur la sociologie de ces villes, mais on devine une population vieillissante qui observe, résignée, le déclin économique et le désoeuvrement d'une partie de la jeunesse... Pas de considérations politiques non plus dans ce livre, sinon pour évoquer le passé communiste de Vierzon, et la présence un peu ronronnante de l'administration à Guéret; dans quelques-unes de ces douze villes incomprises, "l'extrême-droite" réalise des scores élevés (notamment à Draguignan, mais aussi à Vesoul et à Maubeuge, et dans la vallée de la Fensch, bassin sidérurgique lorrain); Vincent Noyoux aurait pu, aurait dû en parler un peu, car l'extrême-droite fait partie en quelque sorte de la mauvaise réputation "touristique" de ces villes et de l'incompréhension ou du mépris qu'elles suscitent. Mais il n'en dit pas un mot, pas un seul, et il prive pour le coup ses lecteurs de certaines observations qui n'auraient sans doute pas été superflues.
Son choix "visuel" (Vincent Noyoux se présente comme "artiste visuel" sur wikipedia) s'est porté sur l'architecture des années 70 (notamment à Cergy), qui a bien mal vieilli (béton) et s'est transformée en ghetto plus ou moins fermé voire hostile aux visiteurs; il s'est porté sur les décors ou les installations artistiques désormais intégrés aux anciens bâtiments industriels et militaires (base navale) de Saint-Nazaire; "l'art et ses avatars... gangrènent tout le port" se désole t-il un peu, avant de s'interroger: "Assez des artistes, où sont les marins ?" - Mais le plus souvent, les petites villes incomprises enferment leurs objets d'art et d'artisanat dans des musées confidentiels dont la fréquentation dérisoire peut devenir réconfortante. Vincent Noyaux écrit: "Toutes ces vieilleries rassurent. Rien ne peut plus vous arriver quand vous observez un tonneau à purin ou un presse-fourage. Les rivières peuvent déborder, la guerre éclater, le monde imploser, on sera toujours en lieu sûr au musée des Arts et traditions populaires de Draguignan." (p. 183). Ironie condescendante, méprisante ? Ou véritable impression ?
J'opte pour la sincérité de l'auteur, doué d'une certaine sensibilité plus ou moins nostalgique (il est né en 1976) pour ces petites petites villes frappées par la mondialisation commerciale des années 90-2000; à Maubeuge par exemple, le centre-ville "moribond" est déserté au profit du complexe Auchan-Val-de-Sambre, noir de monde. Sincérité de l'auteur aussi qui parvient souvent à nous faire sentir et comprendre son goût voire son émotion pour les vestiges (et les vertiges) du passé; toujours à Maubeuge, je le cite: " La chapelle délabrée devant laquelle je suis passé un peu plus tôt abrite deux salles des fêtes de la fin des années 1920. L'escalier monumental est vétuste, la peinture s'écaille, les fresques sont abîmées, mais tout cela ne parvient pas à altérer l'élégance Art déco des lieux. Nous découvrons, ébahis, le dôme en vitrail peint, les ferronneries, les candélabres, les allégories gravées dans les murs, et enfin à l'étage, le saint des saints: la salle de bal. Une voûte elliptique, tapissée de caissons en nid-d'abeilles, se termine en cul-de-four. C'est surprenant et raffiné. On se croirait à l'intérieur d'une ruche abandonnée." (p. 202).
Enfin et surtout le livre est fort plaisant par son style (une certaine qualité de vocabulaire, une certaine tenue de syntaxe, un rythme soutenu, une mise en scène équilibrée, où les impressions "tristes" ne sont jamais accablées ou accablantes, mais toujours nuancées par des efforts d'observation technique, esthétique, littéraire.) et par ses innombrables renseignements géographiques. Pour bien voir une ville incomprise, nous dit Vincent Noyoux en conclusion, il faut un peu de volonté et de bonne volonté, il faut faire un effort en effet pour vaincre ses préjugés "touristiques". Et surtout, il faut y aller !
Ce qui n'est pas gagné, car ce qui a motivé Vincent Noyoux ce fut avant tout l'écriture de ce livre; il a donc vu et visité les "choses" avec cet objectif; mais ses lecteurs ? Il y a fort à penser qu'ils se satisferont d'avoir vu ces "villes incomprises" à travers la lecture de ce livre. Et n'auront nulle envie d'y aller. Car tel est finalement le paradoxe de l'opération; en croyant réhabiliter un peu ces villes, Vincent Noyoux ne les enfonce t-il pas encore davantage ?
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