En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Après la démocratie selon E. Todd

 

   Emmanuel Todd est un historien, démographe, sociologue et même un peu ethnologue; il étudie les "structures" sociales, familiales, culturelles, religieuses, il cite souvent beaucoup de chiffres, cela donne un aspect sérieux et savant aux thèses qu'il avance, et qui suffisent selon lui à discréditer les préjugés des réacs; il pense par exemple que l'alphabétisation et l'instruction sont les fondements de la démocratie, que la massification scolaire permet d'élever le niveau culturel global d'une population et qu'elle contribue aussi à l'intégration des immigrés. Pour Todd, ceux qui se lamentent du "déclin" éducatif et de la "décadence" des moeurs sont des esprits rabougris et racornis, enfermés dans leur snobisme de petits-bourgeois. Une appréciation objective et posée de la longue durée des évolutions sociales dans les démocraties occidentales doit au contraire permettre de dire, selon Todd, que les peuples ont atteint une certaine maturité de conscience et de réflexion. S'il y a décadence morale et culturelle, c'est plutôt dans la petite classe dirigeante, ou "dérivante", qu'il faut la chercher. Après la démocratie, écrit en 2007-2008, s'en prend avant tout à Sarkozy, que Todd décrit comme incompétent, inculte, incohérent, agressif, narcissique, brutal, pathologique, etc.

 

    Mais le livre n'épargne pas la gauche socialiste, qui s'est ralliée au discours libéral en défendant les institutions et les organisations mondiales du capitalisme soi disant "régulé", mais régulé par et pour les hommes d'affaires, les grandes banques, les fonds d'investissement et les Etats (qui sont eux-mêmes des investisseurs à travers les fonds souverains). La mondialisation et le libre-échange sont même devenus les chevaux de bataille de cette nouvelle gauche, et notamment de ses "économistes", qui prétendent pouvoir en dompter et en domestiquer les incartades et les pulsions. En vérité, loin de s'attaquer aux mécanismes du capitalisme transnational des délocalisations, des évasions fiscales et des profits privés, la nouvelle gauche mise avant tout sur le local, la gestion des villes et des régions, où elle peut déployer tout un baratin de bons sentiments de proximité qui ne changent absolument rien à la politique "globale" des grandes entreprises et de l'Etat central parisien (ses ministères, son parlement), qui est lui-même devenu une "province"  dominée de l'Empire (américain sans doute pour quelques années encore). On peut même soutenir que le "localisme" teinté d'écologisme de la nouvelle gauche fait parfaitement le jeu du "globalisme" financier et idéologique; en effet, de nombreuses ONG d'origine anglo-saxonne (mais les identités juridico-financières des ONG sont souvent obscures et interlopes) investissent dans des programmes soi disant humanitaires, sociaux, sanitaires, éducatifs, que la gauche bien évidemment soutient, mais qui au bout de quelques années s'avèrent bidons, ayant juste permis au passage de collecter des fonds publics et de payer grassement des think tanks de communication et de stratégie électorale. Todd signale l'obsession électoraliste de cette gauche agitée du local (genre Ségolène Royal) qui brandit depuis quelques années un nouvel étendard attrape-tout: le souverainisme participatif ! On imagine l'amusement que doit en concevoir l'élite mondialiste, style Attali ou Strauss-Kahn.  

    Todd n'est guère apprécié des profs de gauche bien pensants et conformistes, qui n'aiment pas son style pamphlétaire et ses arguments statistiques qui remettent parfois en cause les "belles idées" et les bons sentiments; on lui reproche surtout d'être devenu un pourfendeur de l'union européenne, de son libre-échangisme compétitif et de sa politique monétaire d'étranglement du pouvoir d'achat des classes populaires. Après la démocratie tente d'expliquer que les classes moyennes vont bientôt être touchées elles aussi par cet étranglement; qu'elles le sont un peu déjà; mais pour l'instant, elles s'accrochent et s'adonnent au bricolage, rénovent de vieilles maisons à la campagne ou de vieux logements ouvriers en ville; les "bobos", comme on les appelle, ne sont pas des mondains arrogants, et s'ils votent à gauche, selon Todd, c'est par répulsion de la droite décomplexée du libéralisme "bling-bling", et plus encore par une aversion phobique pour le nationalisme conservateur et réactionnaire dont ils ont beaucoup entendu parler à l'école; et les "bobos", rappelle Todd, sont des gens plutôt très instruits, Bac +++ !

    Ce que j'en pense ? Le critère Bac ne me semble pas suffisant pour parler d'une certaine maturité de conscience et de réflexion chez celles et ceux qui l'ont atteint et dépassé; Todd admet un peu vite, d'après ses chiffres, l'idée d'une augmentation du pouvoir cognitif, rationnel et relationnel de l'individu des masses; il admet aussi encore plus vite l'idée d'une intégration culturelle des immigrés dans la société française, qui n'est contestée selon lui que par de tristes intellectuels, tel Finkielkraut. Tristesse et pessimisme, ou goût pervers d'un certain mépris, qui pourraient conduire à renforcer des clivages et des séparations qui existent déjà dans cette société; se dirige t-on vers une "ethnicisation" des rapports sociaux ? D'un côté les petits blancs, de l'autre les noirs et les arabes ? Et au-dessus ? Todd imagine aussi le scénario d'une abolition du suffrage universel au nom d'une "gouvernance" nécessaire face aux problèmes complexes de la mondialisation que le peuple n'est pas en mesure de comprendre. Sa préférence va au protectionnisme européen permettant selon lui de relever un peu les salaires de base et de ne pas les écraser sous l'effet des concurrences asiatiques ou africaines; mais Todd ne précise pas de quelle Europe il parle; avec les pays à bas salaires de l'Est, Roumanie, Bulgarie ? Et on ne voit pas bien en quoi au sein de cette Europe soi disant protégée les mécanismes du capitalisme financier à fort potentiel d'évasion fiscale ne continueraient pas de tourner ! Enfin, Todd s'en prend au "pessimisme culturel" des années 2000, mais on lui rappellera quand même que l'hymne européen est l'Ode à la Joie de Beethoven ! Plus sérieusement, je ne vois pas bien en quoi consiste ce prétendu pessimisme culturel, sinon en quelques livres lus par M. Todd et qui ne lui ont sans doute pas plu.

    Après la démocratie est lui-même un livre fort pessimiste mais surtout fort peu crédible.                                     

 



28/11/2019
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