En attendant le Déluge

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Les amours paysannes

 

    Je viens de lire Les amours paysannes (XVIe-XIXe), un livre déjà ancien (1975) écrit par Jean-Louis Flandrin (1); c'est un "essai d'ethnographie historique"; l'auteur s'intéresse aux coutumes et moeurs des paysans français relatives à l'amour; ce type d'intérêt et d'étude fait partie de la "nouvelle histoire" issue de l'Ecole des Annales, qui parvient grâce à la télé des années 70 (et à l'émission Apostrophes de Bernard Pivot) à se diffuser dans le grand public. Le travail et le livre de Jean-Louis Flandrin n'eurent pas cela dit le succès du Montaillou de Le Roy Ladurie ou la reconnaissance intellectuelle d'un Braudel et d'un Duby. Pourtant, en s'intéressant aux moeurs sexuelles, aux manières d'aimer, aux libertés et aux contraintes de l'amour entre le Moyen Age et le XIXe, Flandrin aurait pu espérer un écho plus large. Cela tient sans doute au caractère tout de même très technique et très "spécialiste" de ses livres, dont la lecture peut s'avérer difficile et décevante pour qui s'attendrait à des "anecdotes croustillantes". 

    Rien de croustillant en effet dans les amours paysannes d'autrefois; domine au contraire une épaisse atmosphère de silence, de secrets, d'hypocrisie et de frustration, qui s'explique par l'illettrisme et le faible degré de liberté d'expression de l'immense majorité des paysans; bien souvent, du reste, leurs "amours" sont relatées ou mises en scène par des "bourgeois" de la ville, par exemple le romancier Rétif de La Bretonne, à travers son Monsieur Nicolas, ou bien elles font l'objet d'essais théologiques et d'études cléricales souvent "inquisitrices". Mais Jean-Louis Flandrin a ouvert le "dossier" des amours paysannes à d'autres sources: les archives judiciaires et les recueils de proverbes, de dictons et de chansons folkloriques. Tout cet ensemble très hétéroclite permet tout de même de dégager quelques réalités, quelques aspects dominants, quelques réflexions. 

    Par les archives judiciaires on voit et on comprend que l'amour cause souvent bien des problèmes et des soucis aux paysans: désaccords entre enfants et parents à propos du mariage, filles mises enceintes, accusations contre les séducteurs "volages", demandes de "dispenses" auprès des autorités pour passer outre les nombreuses restrictions (religieuses, familiales) qui pèsent sur le "choix des conjoints". Le mariage, évidemment, est la grande affaire de ces "amours paysannes"; il demande patience, réflexion, négociations. L'Eglise catholique veut y jouer le premier rôle, surtout à partir de la réforme "tridentine" (concile de Trente, milieu XVIe), et contrôler les aspirations des uns et des autres; parfois c'est en faveur des conjoints qui s'aiment vraiment (éprouvent des sentiments, de l'inclination et se fréquentent avant de consommer); mais c'est souvent au prix de formalités nouvelles à respecter, ainsi que d'une séparation plus nette des sexes dans l'espace public. Que cherche l'Eglise ? Ce n'est pas toujours bien clair. Officiellement elle veut lutter contre les pratiques païennes, profanes voire sacrilèges de l'amour, lequel amour doit être à ses yeux voué et dévoué aux valeurs sacrées de la religion: fidélité, obéissance, non-violence et procréation. Mais beaucoup de prêtres, dans la réalité quotidienne, sont amenés à "fermer les yeux" sur certaines "libertés" prises par les sexes à l'égard des autorités parentales et plus encore à l'encontre des prescriptions cléricales (bien souvent ignorées du public paysan). Officieusement on peut penser que l'Eglise a sans doute voulu préserver son recrutement de prêtres et de bonnes soeurs, en renforçant les contraintes au mariage pour un certain nombre de jeunes gens. L'une des contraintes les plus fortes est le degré de parenté de ces jeunes gens qui vivent dans les mêmes villages et les mêmes contrées. Beaucoup de mariages, en vérité, se font entre cousins et cousines (au-delà du quatrième degré). 

    Les autres sources utilisées par Jean-Louis Flandrin, par exemple le roman de Rétif de La Bretonne et les recueils de proverbes et de chansons populaires (souvent paillardes), mais aussi la littérature folklorique du XIXe (Arnold van Gennep), montrent les libertés et les pratiques dérivatives (les exutoires pourrait-on dire) des jeunes gens en mal ou en attente de mariage; pour bon nombre d'entre eux les conditions économiques (métiers, biens) et morales (respectabilité, honorabilité) ne sont pas remplies. Raison de plus pour se "vider" de ses pulsions et désirs à travers des parties de plaisir autorisées, mais point trop voyantes quand même, qu'on appelle par exemple le "maraîchinage " (notamment en Vendée); les jeunes gens se livrent à des "flirts" appuyés, et peuvent même, quand ils trouvent un endroit propice, pratiquer les caresses les plus chaudes et humides; les plus ardents et les plus avisés n'hésitent pas à aller jusqu'au coït interrompu. Ces pratiques un peu déchaînées bousculent et accélèrent parfois le processus du mariage par le biais des "dispenses" accordées aux "amoureux" de la part des autorités (justice, pères de famille, Eglise) afin d'éviter le "scandale" d'une procréation illégale et non reconnue. Jean-Louis Flandrin termine cependant son ouvrage en évoquant les "amours tragiques": filles violées, abandonnées, vaines promesses de leurs "séducteurs", fausses déclarations des uns et des autres, pressions et menaces de la "collectivité", exils, exode rural, etc. 

   Un livre très sérieux, au demeurant, très bien construit (qualité des historiens français), et très prudent; Jean-Louis Flandrin sait bien que le monde paysan n'est pas bien bavard quand il s'agit d'amour, et que le mot lui-même est diversement compris, apprécié, envisagé, selon les régions, selon les milieux sociaux (différences entre paysans aisés et paysans humbles) et selon les degrés d'ouverture culturelle (paysans plus ou moins au contact des "idées" de la ville), selon les époques enfin et surtout. On constate une certaine tendance à l'homogénéisation des comportements et des jugements, note l'historien, sous la double influence de l'Eglise et de l'Etat qui resserrent leur contrôle social à partir du XVIIe. Le Moyen Age, du coup, est parfois considéré, par le regard de certains historiens et folkloristes "modernes", comme une période de plus grande liberté sexuelle et morale, où les discours d'autorité ne s'en prennent qu'en théorie aux pratiques païennes et "sauvages". Il est dommage que Jean-Louis Flandrin n'ait pas mieux évoqué (il y fait deux ou trois allusions) l'influence de la Réforme protestante qui a joué un rôle non négligeable dans certaines régions paysannes en inculquant une nouvelle "gestion" morale et sociale des comportements amoureux.

   

(1): Jean-Louis Flandrin, Les amours paysannes, XVIe-XIXe, Gallimard/Julliard, 1975, puis coll. Folio-histoire, 1993.                         

 



19/08/2020
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