N'en déplaise à Dominique Fernandez
On connait peu et mal Hippolyte Taine, prolifique et original historien du XIXe; on a en revanche largement ressorti Michelet de l'oubli, et ses livres se trouvent aujourd'hui facilement en collections de poche. Pour Taine, c'est plus difficile, il faut aller chez les bouquinistes, et parfois se contenter d'un seul volume, comme celui de son Voyage en Italie que je lis assidûment depuis trois jours (1).
(1): Hachette, 1866, réédition Julliard, 1965, volume 1: Naples et Rome, 368 pages.
Comment expliquer le relatif dédain des éditeurs et commentateurs contemporains pour l'auteur des Origines de la France contemporaine ? J'ai quelques éléments de réponse; Taine est considéré comme "réactionnaire", il dit beaucoup de mal de son époque, du progrès industriel et démocratique, il ne célèbre pas les valeurs de la Révolution française ni celles de l'Empire; il a l'esprit libéral et des idées légèrement aristocratiques; quand il visite l'Italie en 1864, à l'âge de 36 ans, il s'intéresse aux palais, aux villas, aux musées, aux Antiques, il célèbre la nature méditerranéenne, la virilité physique et les vertus morales d'autrefois, il n'apprécie guère les mauvaises odeurs et la malpropreté de certains quartiers de Naples ou de Rome. Dominique Fernandez, auteur réputé pour tout ce qui concerne l'Italie, égratigne le point de vue de Taine, le juge mondain, pompeux, aristocrate; il lui reproche de ne pas s'être intéressé à la véritable Italie vivante et de lui avoir préféré ou plaqué une théorie historique et artistique (2).
(2): Fernandez a écrit en 1997 un Voyage en Italie, qui est un dictionnaire amoureux de ses auteurs et artistes préférés. C'est un très bon livre au demeurant.
Taine, en effet, voit les choses en historien et en esthète: il pense que les hommes ont beaucoup changé au cours des siècles, bien plus que ne le suggèrent les apparences, avec le luxe d'un côté et la pauvreté de l'autre; son Voyage en Italie est donc avant tout une leçon d'histoire, où il est question des Grecs, des Romains, des Chrétiens et des papes; Taine lit beaucoup et mène fort studieusement son itinéraire, mais il veut aussi donner l'impression (c'est son mot fétiche) d'une certaine liberté de point de vue, et consacre plus d'un tiers de ses pages à ce qu'il voit en "plein air" et point seulement dans les musées et les églises. Son écriture est raffinée, pleine de métaphores, et de mots précis relatifs à l'architecture, à la végétation, aux "paysages"; cette "science" de la description, sans doute assez commune à son époque, s'est beaucoup perdue depuis, et le lecteur d'aujourd'hui (même un lecteur disons lettré) peut se sentir impressionné par la qualité du vocabulaire et la richesse des "impressions".
Les critiques ou les reproches de Fernandez ne tiennent pas la route: non, Taine n'est pas du tout un "snob" qui se réfugie dans les palais et les musées, qui dédaigne la vraie vie italienne, la "modernité" de son époque, et encore moins peut-on l'accuser d'élitisme ou d'aristocratisme. Un rapide coup d'oeil à sa notice biographique (wikipedia) nous apprend que Taine s'est longtemps tenu à l'écart des faveurs de l'Etat, malgré son talent précocement reconnu, qu'il a donc vécu de ses propres écrits et enseigné dans de modestes collèges de province. Monsieur Fernandez, lui, agrégé d'italien, a très vite trouvé son poste universitaire, et dans une ville que je connais bien, Rennes, mais qui n'était sans doute pas à la hauteur de ses délicatesses intellectuelles et esthétiques, puisqu'il en a dit quelque mal après l'avoir quittée. Taine, lui, n'a pas fait le délicat et ne s'est pas réfugié dans l'esthétisme subventionné; malgré son talent de narrateur, il ne s'est pas non plus tourné vers le roman d'art, comme l'a fait Dominique Fernandez; il a continué d'étudier et d'analyser l'histoire, l'évolution des moeurs, des systèmes sociaux et politiques; vaste enquête ! Elle va aboutir à la fin de sa vie à cet immense livre, Les Origines de la France contemporaine, impossible à résumer tant sont multiples et complexes les idées de Taine; je l'ai un peu lu, pas en entier, il y a quelques années, et j'en ai retenu une certaine critique de l'Etat, de son organisation centralisée, bureaucratique, embourgeoisée, anesthésiante; mais je ne crois pas que cette critique suffise à réduire la pensée de Taine à quelque libéralisme "saint-simonien".
Le sujet m'intéresse et la question mérite d'être approfondie; une chose est sûre: la culture historique, littéraire, philosophique et artistique de Taine est prodigieuse; ses Origines comme ses Voyages fourmillent d'idées et d'observations lumineuses. Dominique Fernandez lui reproche sans doute de ne pas aimer les styles hybrides, chevauchants, et le fameux genre baroque, qui est devenu le bon goût bien pensant des bobos métropolitains, il n'empêche que Taine, à partir de la visite de l'église du Gesù à Rome, nous propose d'éclairantes observations sur la réforme catholique menée par les Jésuites, de laquelle jaillit le style baroque. N'en déplaise donc à Dominique Fernandez, le Voyage en Italie de Taine est un livre splendide dont je pourrais citer des dizaines d'extraits. Mais ma préoccupation immédiate sera de me procurer le volume 2.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 4 autres membres