En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Deux livres d'histoire sur la période 1800-1830 (1)

 

    J'évoquerai ici deux livres: Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon de Philippe Girard, et Penser la Restauration (1814-1830) d'Emmanuel de Waresquiel (1); deux livres que j'ai lus en entier (les livres de sciences ne se lisent pas, disait un professeur d'université, on les parcourt, on les compulse, on prend quelques notes); car il faut du temps et de la tranquillité pour lire, même si la lecture à forte dose peut être dangereuse pour l'esprit: selon le philosophe Schopenhauer, elle diminue la part de réflexion personnelle et autonome; elle porte à lire davantage les mauvais livres que les bons livres, elle inonde l'imagination et assèche le raisonnement, elle peut donner de méchantes opinions, et elle abîme la vue par les caractères trop petits de la typographie "moderne"; ainsi en juge le philosophe allemand Schopenhauer (disons de langue allemande, car l'Allemagne n'existe pas comme Etat à cette époque), né en 1788 et très sévère sur son époque, celle qui nous intéresse ici.  

 

(1): P. Girard, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon - Toussaint Louverture et la guerre d'indépendance haïtienne (1801-1804), Editions Les Perséides, 2013, ouvrage traduit de l'anglais (USA) par l'auteur, qui enseigne en Louisiane. 

       E. de Waresquiel, Penser la Restauration 1814-1830, Tallandier, 2015, collection Texto, 2020.

 

   On ne peut pas lui donner tort après avoir lu le livre de Philippe Girard consacré à la guerre d'indépendance haïtienne entre 1801 et 1804; assurément une page très sombre (j'allais dire "noire") de la politique française menée par Bonaparte (qui est alors Premier Consul de la République); les Antilles, très éloignées de l'Europe, jouent pourtant un rôle économique important; elles sont convoitées et disputées entre marchands, propriétaires de plantations (canne à sucre), officiers et représentants des Etats: Royaume-Uni, France, Etats-Unis, Espagne. Le Consul Bonaparte commet beaucoup d'erreurs stratégiques et diplomatiques, estime Philippe Girard; il envoie à Saint-Domingue (future Haïti) une expédition mal préparée, commandée par des types incompétents ou arrogants, dont les ordres de mission et les buts de guerre ne sont du reste pas bien clairs; s'agit-il de rétablir l'esclavage ? de restaurer l'économie de plantation ? ou au contraire d'établir des principes nouveaux issus de la Révolution ?

   Sur la moitié occidentale de l'île Hispaniola, appelée Saint-Domingue et sous autorité française, l'autre moitié étant espagnole sous le nom de San Domingo, le chef noir Toussaint Louverture a proclamé une sorte de libération sociale et fait passer de nombreuses lois qui ne s'inspirent pas forcément de la Révolution française (l'une d'elles par exemple fait du catholicisme la religion officielle de Saint-Domingue); il suscite beaucoup d'opposants, des planteurs blancs exilés qui veulent retrouver leurs domaines, mais aussi des travailleurs noirs libérés qui souhaitent leur indépendance économique sous la forme de petites exploitations vivrières; Toussaint Louverture est plutôt favorable à l'économie de plantation (il est devenu lui-même un grand propriétaire !) - Avec l'arrivée de l'expédition en 1802, les cartes sont évidemment toutes rebattues, et la situation devient vite confuse et violente; les "rebelles" (en majorité noirs, sans oublier les "marrons", c'est à dire les esclaves libérés des plantations et qui se méfient de Louverture et de l'élite des officiers "de couleur"...) se replient d'abord vers les collines, donnant l'impression aux soldats et officiers blancs de l'expédition que l'affaire sera vite réglée. Mais dans quel but ? en faveur de qui ? En coulisses s'agitent les marchands et les prêteurs d'argent (Bonaparte a toujours eu grand besoin d'argent !) - En vendant la Louisiane aux Etats-Unis (1803), le Premier Consul renonce au grand dessein d'un empire franco-américain dont les Antilles auraient été une plaque-tournante commerciale; mais les Anglais ne l'entendaient pas ainsi !

   L'arrestation, la déportation et l'emprisonnement de Toussaint Louverture (il meurt de froid et de faim au Fort de Joux dans le Jura), ne découragent pas l'armée des rebelles, au contraire ! De nouvelles ambitions émergent et fractionnent encore plus les hostilités et les "haines"; la guerre rend les hommes méchants, a dit un philosophe; et l'armée coloniale ne sait plus ce qu'elle fait, qui sont ses ennemis, ses alliés, alors elle tue à l'aveugle, massacre (noyades), arrête, déporte, tout en subissant elle-même de terribles épreuves: des combats, bien sûr, mais aussi et surtout la fièvre jaune de l'été, puis la famine qui viennent à bout de ses effectifs réduits par des vagues de désertions; les rebelles de leur côté, plus motivés, plus endurants, parviennent à s'unir derrière un chef à la fois habile et féroce: Jean-Jacques Dessalines. Résultat: l'indépendance est acquise et proclamée au printemps 1804; mais la "perle des Antilles", comme on l'appelait avant la Révolution puis la guerre, va devenir sous le nom d'Haïti le pays le plus pauvre d'Amérique et l'un des plus pauvres du monde; c'est une "nation schizophrène", conclut Philippe Girard, où l'on imite la France (sa langue) tout en l'accusant de tous les maux.

 

    Si la schizophrénie désigne une certaine faculté d'hypocrisie, de mauvaise foi, de mensonge, de contradictions et de tergiversations, alors on peut en dire autant de la France elle-même, et particulièrement entre 1814 et 1830, période nommée la Restauration, que le livre d'Emmanuel de Waresquiel permet de mieux cerner. C'est en effet une période souvent négligée dans l'enseignement secondaire de l'histoire, alors que les professeurs de lettres qui font étudier Balzac et Stendhal, voire Hugo, se désolent de l'inculture des élèves à ce sujet. Que dire, que retenir de la Restauration ?

    D'abord qu'il ne s'agit pas d'un "retour" à l'ancien régime ou d'une restauration des valeurs et des règles, sociales, culturelles, politiques, qui avaient cours avant la Révolution; les esprits et les "mentalités", les besoins, les goûts, les désirs et les intérêts ont beaucoup changé et varié entre 1789 et 1814; la succession des coups d'Etat et des lois, les méthodes radicales des représentants du pouvoir à l'égard de leurs adversaires ou même à l'encontre de toute la société, ont évidemment secoué et agité un pays jusque-là très calme et très routinier; la Restauration est donc ressentie par beaucoup comme la possibilité ou la promesse d'une certaine "stabilisation"; mais les craintes et les difficultés sociales sont toujours là, et la "nation", pour employer le mot à la mode de cette période, se caractérise avant tout par son hétérogénéité, ses variétés et ses fractures. Waresquiel parle d'un désir général de "royalisme" qui peut prendre ici ou là (surtout dans le Sud) des accents et des gestes "revanchards"; le roi Louis XVIII, contrairement à ce qu'on pourrait croire, n'apprécie pas spécialement les royalistes extrémistes (les "ultras"), et préfère s'appuyer sur des ministres modérés voire "libéraux" (c'est à dire favorables à certaines libertés publiques, mais pas trop); à cet égard, Waresquiel réhabilite un homme d'Etat oublié, le duc de Richelieu, qui dirigea le gouvernement de 1815 à 1818 puis de nouveau en 1820; à la différence de Talleyrand, diplomate anglophile, souvent surestimé par ses bons mots et son cynisme politique, le duc de Richelieu cherche et obtient l'appui de la Russie et du Tsar; il permet à la France de limiter les sanctions des puissances victorieuses de Napoléon, malgré l'épisode des Cent-Jours en plein milieu du Congrès de Vienne (1815); les manuels scolaires, tout préoccupés de l'idée d'Europe et "d'équilibre européen", oublient souvent de signaler que ce sont la Révolution et l'Empire qui ont produit les désordres et les déséquilibres que la Restauration et les régimes monarchiques s'efforceront de rectifier...

 

   Qu'en sera t-il ? Je le dirai dans la prochaine chronique...                                                  

 



17/02/2020
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres