En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Chirac

 

   Chirac est mort; "ça tombe bien, dis-je à mes élèves, j'avais prévu de vous parler de lui à travers son discours de juillet 1995, où il reconnaît, en tant que président de la république, la participation de l'Etat français à la rafle du Vel d'Hiv'" - C'est la première fois, insistent alors les journalistes, la première fois que cette collaboration est officiellement reconnue. Enfin !

   Je tempère la ferveur journalistique; Chirac parle de l'Etat français, donc de Vichy, qui a "secondé" le régime nazi dans cette opération de déportation appelée "vent printanier" (sans doute fut-elle décidée quelques mois avant juillet 42). Pas de quoi révolutionner l'histoire; pas de quoi non plus bouleverser la mémoire. La collaboration est étudiée, enseignée, médiatisée, en long, en large et en travers depuis les années 70. Dans la suite du discours, Chirac souligne que beaucoup de Juifs se trouvant alors en France, sans doute les trois quarts, ont été sauvés de la déportation; et que des Français ont été honorés du titre de "Justes" par l'Etat d'Israël; Chirac, ancien gaulliste, n'oublie pas non plus de mentionner la France Libre résistante, et sa participation aux combats de la Libération.

   Ce discours, enfin et surtout, dis-je aux élèves, a une fonction politique et politicienne; il s'agit de viser et de condamner le Front national et Jean Marie Le Pen, il s'agit aussi par conséquent de plaire aux bien-pensants du centre-gauche et du parti socialiste. L'historienne de gauche et spécialiste de la mémoire Annette Wieviorka se déclare très satisfaite du discours; son frère, Olivier, lui aussi historien, estime au contraire qu'il entretient l'ambiguïté "mémorielle" en abordant trop de questions différentes. Les commémorations gaullistes de la Résistance avaient le mérite d'une plus grande clarté, tricolore, tirant même sur le rouge. Dorénavant on commémore sur fond de drapeau européen bleu marine. Enfin, si l'on compare le discours de Chirac (écrit par Christine Albanel, la "plume" de l'Elysée) à celui de Malraux (écrit par lui-même) pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon (en décembre 1964), il est difficile de ne pas le trouver un peu faiblard.

 

    Cela étant, Chirac aura quand même dégagé au cours de sa carrière une apparence de fermeté, sinon de force; je dis bien une apparence, quand par exemple il se retire de la tribune présidentielle du stade de France après que la Marseillaise a été sifflée par des groupes de supporters corses; apparence de fermeté aussi dans les rues de Jérusalem où des policiers israéliens veulent l'empêcher de saluer la foule. On sourit aujourd'hui de ses réactions verbales, qui avaient encore une sorte de petite truculence française, devenue impossible et interdite dans la communication politicienne depuis ces dix dernières années. Le personnage Chirac a donc pu ici ou là sembler un bon "compatriote"; j'ai voté pour lui en 1995 contre le mondain et pédantesque Balladur. Mais le président Chirac en revanche m'a beaucoup déçu; il s'est rallié à l'européisme et au mondialisme; il a laissé beaucoup de latitude à ses premiers ministres provoquant sa propre lassitude et celle d'un nombre croissant de Français. Sa popularité auprès du milieu agricole (auprès de la FNSEA essentiellement, le syndicat productiviste et mondialiste) a pu entretenir le mythe de sa bonhomie et de son "bon sens"; mais en réalité, d'après ses proches et certains journalistes qui le fréquentaient, il était plein de contradictions, et n'y voyait pas bien clair dans une société française, voire une civilisation occidentale, de plus en plus tourmentée, brouillonne, "déconstruite". D'où son goût, peut-être, pour d'autres civilisations, asiatiques, africaines, dont les productions artistiques l'intéressaient.

 

    En résumé, je lui conserve une certaine sympathie, et même de l'estime, malgré tout le mal que je peux penser du milieu politique républicain; il est d'usage de toute façon de s'incliner devant les morts; car c'est là que s'arrêtent tous les petits jugements, qui doivent laisser place au dernier.

                          

 



28/09/2019
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres