Eclectisme et cyclisme
Le cyclisme se prête bien à la culture encyclopédique : il permet de parler d'histoire, de géographie, de sociologie, de littérature, de philosophie, mais aussi de physique, de mécanique, de biologie, et même de chimie. Sans oublier la psychologie, la psychanalyse, l'économie, la politique et la géopolitique. Politiquement, le cyclisme penche autant à droite qu'à gauche ; Desgrange, fondateur du Tour, fut un patriote anti-dreyfusard, à la fois élitaire et égalitaire, adepte de l'élan vital, du mouvement « forcené », mais aussi maniaque des règles et de l'ordre. Dans les années 30, la presse communiste soutient la formule des équipes nationales et profite du Tour pour « enraciner » son idéologie : un patriotisme social, populaire, exempt de tout chauvinisme. L'Action française est beaucoup moins enthousiaste. Si le Tour, enfin, est « provincial », rural, rustique, et contribue même après la guerre à la découverte et à l'aménagement du territoire français, il devient aussi une épreuve très « dirigiste » et « centralisée ». Jacques Goddet, le successeur d'Henri Desgrange, porte un chapeau colonial dans la voiture de direction du Tour, lequel chapeau, comme dirait Blondin, lui permet aussi d'avoir plusieurs casquettes : directeur du journal L'Equipe et directeur du Parc des Princes.
Le cyclisme impressionne, fascine, rebute : c'est un effort physique et psychologique d'une extrême intensité qui ne laisse aucune place au doute, à l'inquiétude, aux tergiversations. La plupart des Français sont des gens « modérés » qui pensent et réfléchissent raisonnablement ; le « doute cartésien » est encore enseigné dans les grandes écoles jusqu'aux années 1980. Le cyclisme est donc diversement apprécié : sport de brutes et de casse-cous, selon les uns, sport qui demande au contraire beaucoup de calculs, de précisions, et d'élégance technique, diront les autres. Les champions cyclistes divisent également le public : Robic, surnommé « tête de cuir » ou « Biquet », est un coureur hargneux, fonceur, qui ne respire pas la finesse, tandis que Bobet est tout en élégance et en maîtrise de son effort ; mais l'opposition la plus célèbre, côté français, s'exprime dans les années 60 entre Poulidor, « Poupou », le coureur-paysan du Limousin, et Anquetil, « maître Jacques », l'athlète cycliste originaire de Rouen ; deux France s'opposent, ont même cru voir certains observateurs : la France traditionnelle et paysanne soutient Poupou, tandis que la classe moyenne urbaine applaudit Anquetil. On connaît le résultat : celui-ci remporte cinq Tours, Poulidor aucun. Mais en termes de sympathie publique, Poupou a toujours été largement premier.
Et puis il faut compter avec les champions étrangers, qui intriguent beaucoup le public français : les Italiens Coppi et Bartali, qui eux aussi divisent les tifosi, l'Espagnol Bahamontes, qu'on appelle « l'aigle de Tolède », les Suisses Kübler et Koblet, qui évoquent l'opposition Robic-Bobet, puis le Luxembourgeois Charly Gaul qui a l'audace de s'appeler ainsi et de remporter le Tour quelques semaines après le discours de Charles de Gaulle à Alger : « Je vous ai compris ! ». Le cyclisme est plutôt incompréhensible de tous ceux, les plus nombreux, qui ne le pratiquent pas. S'efforcent alors de nous l'expliquer les journalistes-écrivains qui taquinent du braquet en amateurs ; les commentaires se font de plus en plus techniques. Il ne s'agit plus seulement de décrire des « caractères » et des « efforts » de coureurs, mais il faut aussi apprécier la mécanique, la tactique et la logistique. Le champion n'est pas seulement un individu exceptionnel, il doit aussi aussi ses victoires à son entourage, parfois même à ses adversaires !
Ainsi s'explique la très grande diversité des commentaires et des analyses portés sur le cyclisme. Les propos qui ont ma préférence sont de type compréhensible ; sans grandiloquence, sans esbroufe, sans mots trop compliqués, ou alors, quand ils sont nécessaires, on prend le temps de les expliquer, on ne fait pas semblant de penser qu'ils vont de soi ; pas de syntaxe trop éculée non plus, vieille académie française, avec des négations de négations qui sèment le trouble (« il n'est pas dit que je ne sois pas en désaccord avec ce que ne veut pas voir ou feint de ne pas vouloir voir mon confrère, etc. »). Pas de simagrées en somme, ni de style ni de contenu. Le contenu doit être limpide, y compris et surtout quand l'affaire est ténébreuse. Un équilibre à trouver, sans doute, qui n'exclut pas des petits dérapages, contrôlés. Quant à l'honnêteté intellectuelle, souvent invoquée, elle n'est pas toujours facile à établir. Un certain « naturel » dans l'expression est sans doute ce qui garantit le mieux la teneur honnête de la pensée. Mais il ne faut pas négliger les troubles de la conscience et ne pas s'interdire non plus les fantaisies du langage, qui peuvent être nombreuses. Le style tordu, alambiqué, contorsionné, acrobatique peut avoir son charme. Le style kama-sutra. Mais il faut une certaine santé et de bonnes dispositions, comme dirait Pierre Dac.
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