En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Tocqueville et le vote paysan français au XIXe

 

 

32) Le vote paysan a longtemps été caricaturé voire méprisé par les républicains eux-mêmes qui pourtant défendaient le suffrage universel ; j'ai fait lire à mes élèves il y a quelques semaines une lettre de George Sand écrite au moment de la révolution de février 1848 ; elle s'enthousiasme pour la République qui vient d'être proclamée à Paris, et la vue des barricades l'a même exaltée, à tel point qu'elle a décidé de créer un journal, La Cause du Peuple, qu'elle s'efforcera de diffuser dans son Berry rural ; mais ce ne sera pas facile, écrit-elle, car les paysans sont des gens routiniers et têtus assez peu ouverts aux nouvelles idées, même et surtout quand ce sont de grandes et belles idées. Dans d'autres lettres et jusqu'à la fin de sa vie, George Sand définit le peuple paysan comme un peuple ignorant, une « motte de terre qui attend un rayon de soleil pour devenir féconde... » Ce jugement est partagé par la plupart des républicains « progressistes » en des termes parfois encore plus durs, par exemple par Jules Ferry qui en 1863 décrit le paysan comme inculte, naïf, superstitieux,  ou par Ernest Renan qui en 1870 déclare préférer les paysans à qui l'on donne des coups de pied au cul aux paysans « comme les nôtres dont le suffrage universel a fait nos maîtres ». Le journaliste laïcard et communard Eugène Sémérie se désole de cette « paganocratie » et de ces paysans qui ne comprennent rien aux « immenses questions humaines qui passionnent, agitent et soulèvent les villes... » Et il ajoute : « La distinction entre les villes et les campagnes... est à la politique ce que la distinction entre le cerveau et l'estomac est à la médecine. » (je tire ces citations du livre de Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992, collection Folio, pp. 464-465)

 

 

 

33) Autre point de vue, souvent étudié en classe, celui de Tocqueville qui ne partage pas l'enthousiasme républicain de George Sand; puisqu'il compare le soulèvement du peuple parisien en février 1848 à une grande terreur comme celle que durent éprouver les cités civilisées du monde romain en voyant déferler sur elles les Vandales et les Goths (bref, les barbares!). Alexis de Tocqueville est candidat aux élections législatives du 23 avril 1848, il quitte donc Paris pour le département très agricole de la Manche et le village qui porte son nom à quelques kilomètres de Cherbourg ; dans ses Souvenirs, il écrit : «  Il est d'ordinaire que les populations agricoles reçoivent plus lentement et gardent plus obstinément que toutes les autres les impressions politiques ; elles sont les dernières à se lever et les dernières à se rasseoir. » Puis, un peu plus loin : « Une certaine agitation démagogique régnait, il est vrai, parmi les ouvriers des villes, mais dans les campagnes, tous les propriétaires, quels que fussent leur origine, leurs antécédents, leur éducation, leurs biens, s'étaient rapprochés les uns des autres, et ne semblaient plus former qu'un tout... La propriété, chez tous ceux qui en jouissaient, était devenue une sorte de fraternité. »

   Beaucoup de témoignages vont dans ce sens et l'historien-sociologue Rosanvallon (op.cit) parle du grand désir de communion et d'unité nationales que le suffrage universel de 1848 a suscité à travers le pays. Mais Tocqueville observe très vite autre chose : la méfiance ou même l'hostilité des ruraux à l'égard de Paris ; et la possibilité enfin donnée à la campagne de le montrer par le suffrage ; il faut donc jouer de prudence et d'habileté, surtout quand on vient de la grande ville, comme Tocqueville lui-même : exercice à sa portée qui lui permet de rappeler qu'il a été anti-révolutionnaire et anti-républicain avant février 48, cependant qu'il déclare se mettre résolument au service du nouveau régime et de ce que décideront d'en faire les citoyens-électeurs ; cette prudence et cette humilité (!) semblent plaire à l'auditoire rural et désarme quelques militants « socialistes » énervés de Cherbourg et des autres petites villes de la Manche.

   Le jour des élections venu Tocqueville se rend à Tocqueville : « J'arrivai sans être attendu. Ces salles vides, dans lesquelles je ne rencontrai pour m'accueillir que mon vieux chien, ces fenêtres détendues, ces meubles entassés et poudreux, ces foyers éteints, ces horloges arrêtées, l'air morne du lieu, l'humidité des murs, tout me parut annoncer l'abandon et présager la ruine. » Pour être allé l'an dernier à Tocqueville avec Victorine, où personne non plus ne nous attendait, pas même un vieux chien, je confirme l'impression, qui sous-entend aussi l'idée que la démocratie s'exerce de façon bien silencieuse dans bon nombre de contrées et de villages de France ; même quand on y vote cela ressemble à une abstention...

 



22/01/2022
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