En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Au coeur du XIXe siècle

 

 

     Le XIXe est désormais au coeur du programme d'histoire de Première, il en constitue même la presque totalité, si l'on excepte la Révolution française qui lui sert d'introduction, et la Première guerre mondiale qui en forme l'épilogue. Pour la plupart des collègues c'est un très bon programme; du reste, selon la revue L'Histoire, les profs d'histoire-géo sont très majoritairement contents de leur métier, malgré les réformes et les difficultés professionnelles de toutes sortes qui peuvent se poser. 

 

    Le XIXe plaît beaucoup pour plusieurs raisons: siècle révolutionnaire où s'affrontent différentes conceptions politiques (conservatrice, libérale, démocratique, autocratique, républicaine, socialiste, nationaliste, etc.), siècle littéraire marqué par une effervescence de romans, d'articles, de styles, d'écoles, d'engagements et de ... désillusions; siècle de l'industrialisation et du capitalisme libéral et colonial, qui provoque de grandes transformations sociales et culturelles; à cet égard, quelques collègues trouveront dommage voire regrettable que le programme ne permette pas de "décentrer le regard" et d'étudier ce qui se passe en Amérique, en Asie, en Afrique; l'Europe et la France occupent en effet la quasi totalité des chapitres. 

     D'autres collègues se félicitent au contraire de ce "recentrement" qui doit viser à dégager un phénomène principal, celui de la "démocratisation", et en montrer aux élèves ses limites et ses difficultés. Un bon prof, tel du moins qu'on me l'a appris il y a une trentaine d'années, doit savoir définir des objectifs de connaissances et de méthodes, par conséquent éviter la dispersion et la multiplication des exemples. Une bonne analyse de document, complète et bien fouillée, vaut toujours mieux que trois allusions ratées à trois documents différents. Beaucoup de profs se trouvent "meilleurs" en vieillissant et en fin de carrière, parce qu'ils disent avoir appris à simplifier et à dégager "les grandes idées"; ma collègue (à trois ans de la retraite) est assez fière de m'avouer avoir fait comprendre à ses élèves que la carte de l'Europe en 1815 pouvait expliquer le déclenchement de la guerre de 1914 ! 

    J'avoue pour ma part être passé à côté de cette lumineuse observation; qu'ai-je dit à la place ? Que Napoléon par ses conquêtes et son Code Civil avait secoué les peuples (les nations diront certains), et qu'en 1815 lors du Congrès de Vienne sous la présidence du Prince de Metternich, les dirigeants aristocratiques s'étaient entendus pour rétablir l'ordre et le calme, les hiérarchies politiques, sociales, culturelles, et le principe de l'autorité supérieure infaillible et incontestable. Evidemment, les passions humaines (et j'ai montré que le Prince de Metternich lui-même n'en était pas dépourvu...) ne permettent pas de tenir longtemps une telle stabilité ou un tel "équilibre", et les "autorités supérieures" sont souvent les premières à montrer l'exemple du désordre, à travers leurs frasques et leurs nervosités paranoïaques. Les jeunes auteurs "romantiques" des années 1820-40 (le manuel met en avant Giuseppe Mazzini) ont beau jeu alors d'en appeler à des valeurs morales (religieuses) et progressistes (savantes) pour s'opposer à de pareilles autorités décadentes et décaties qui règnent par la corruption et le fanatisme. Mais la rhétorique de Mazzini, aux accents humanistes et hugoliens, s'adresse avant tout à la moyenne et petite bourgeoisie qui est passée par les écoles; elle ignore la "question sociale" et ouvrière (sans parler des masses paysannes analphabètes qui peuplent alors une bonne partie de l'Europe méridionale et orientale), que le jeune Karl Marx est en train d'étudier au milieu du XIXe.

   En 1848, le "printemps des peuples" (belle image romantique et presque pieuse des soulèvements et des barricades) offre aux "belles âmes" l'occasion de se manifester et d'en appeler à la raison, à la sagesse, à la paix, à la fraternité et à la poésie nationale (Lamartine, Mazzini, Kossuth...); mais l'été, l'automne et l'hiver qui suivent écrasent les nobles aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie; Marx peut ricaner, ni les ouvriers ni les paysans n'ont été sensibles à de telles promesses, les seconds détestant les premiers pour le plus grand soulagement des notables de la province; finalement, les grandes villes "libérales" avec leurs milliers d'étudiants progressistes (mais sans le sou !) ont été aisément circonscrites par les forces de l'ordre, souvent constituées de jeunes provinciaux, voire de soldats de pays étrangers ! Marx a surtout repéré les deux principales forces qui font la pluie et le beau temps, le printemps et l'hiver, qui créent l'agitation du peuple puis organisent sa répression: la Banque et la Presse. Dans quel but ? Le profit bien sûr: acheter, vendre, acheter, vendre... Et la ruine des uns faisant la fortune des autres... Les périodes révolutionnaires sont pleines de spéculations et d'opportunités à saisir, un régal pour les flatteurs, les bonimenteurs, les agioteurs, les aigrefins et les "initiés". Un seul article de journal peut détruire une "maison", une situation, et en promouvoir une autre. Les valeurs ne sont plus morales, elles sont cotées en bourse...     

 

    Une troisième force doit quand même être signalée, et certains historiens (pas forcément français) reconnaissent qu'elle a joué un rôle important au coeur du XIXe, c'est la religion (1); ou plutôt les religions, avec leurs différentes "obédiences", leurs différents discours et programmes, les unes plutôt conservatrices et traditionnalistes, voire favorables à l'ancien régime monarchique, les autres au contraire bien disposées aux changements politiques, sociaux et culturels; on pense bien sûr au catholicisme et au protestantisme en plein renouveau dans les années 1820-1850, mais il ne faut pas négliger le judaïsme qui lui aussi se pose beaucoup de questions à la même époque et voit s'affronter en son sein de nombreuses dissensions. Beaucoup d'intellectuels parmi les plus révolutionnaires du XIXe (tel Marx) ont souvent été élevés dans des cultures religieuses très opportunistes et relativement hypocrites... Des cultures de la ruse et de la dissimulation, voudront même ajouter certains.     

 

(1): Voir le livre de Christopher Bayly, La naissance du monde moderne, 1780-1914, Oxford, 2004, traduction française, 2007, Editions de l'Atelier/Le Monde diplomatique, 860 pages.  L'auteur consacre un chapitre aux "empires religieux" du XIXe et ne constate pas d'affaiblissement ou de déclin des croyances, bien au contraire: elles s'enflamment au contact des idées nouvelles, des sciences et des philosophies étrangères; le XIXe progressiste fut souvent "illuminé", et les grandes fortunes matérielles trouvèrent à se justifier par la "main de Dieu" qui les avait guidées...                  

                                     

 



27/11/2021
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