Petit historique du Ventoux
Le Mont Ventoux est considéré comme un des hauts-lieux du Tour de France; son ascension est très difficile en raison du vent et de la chaleur; est-ce un col ? Oui, puisqu'il permet de passer d'une vallée provençale à une vallée dauphinoise. Lorsque le Tour l'aborda la première fois en 1951, la route n'était pas encore bitumée. Et les journalistes parisiens étaient alors très sensibles à cet "exotisme" méridional à la fois rude et pastoral; le chroniqueur Antoine Blondin réputé pour ses jeux de mots, plus ou moins convaincants, célèbre très vite cette montagne provençale qui ajoute un supplément d'âme à l'héroïsme physique des coureurs, et il compare Louison Bobet vainqueur "à Ventoux" en 1955 à un personnage historique très connu des Français: " Quand nous sommes redescendus sur la Provence, les cigales avaient retourné leur veste et chantaient en ovation. Les remparts, les villes, les coeurs s'ouvraient et se laissaient avertir délicieusement par notre Napolouison du cyclisme promis à des Cent Jours durables." (1). L'intellectuel Roland Barthes, quant à lui, prête au Ventoux une dimension mythologique: "Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances." (2). Ce monstre inégalitaire sorti du fond des âges (comme toute montagne) fascine l'intellectuel de la "méritocratie républicaine"; et les coureurs incarnent alors selon lui des valeurs "essentielles", liées ou associées à des forces archaïques, telluriques ou atmosphériques; cet "essentialisme" inégalitaire est une réfutation du concept sartrien de l'existentialisme démocratique.
(1): Antoine Blondin, Tours de France, chroniques de L'Equipe, 1954-1982, La Table Ronde, 2001, p. 44 (chronique du 19 juillet 1955). Très réputé aujourd'hui pour son style "poétique" parsemé de références littéraires et historiques, Antoine Blondin faisait partie dans les années 50-60 des "écrivains hussards" (classés à droite), avec Marcel Aymé, Roger Nimier, Jacques Laurent; son goût pour le Tour et les exploits des coureurs le mettait donc un peu en marge des questions intellectuelles de son époque (existentialisme, structuralisme). J'avoue n'être pas toujours (pas souvent) très sensible au style Blondin; je le trouve ampoulé, redondant, et certains jeux de mots m'échappent (ce qui m'agace un peu évidemment)...
(2): Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, coll. Essais, p. 106. C'est très différent de Blondin, mais ce n'est pas non plus ma tasse de thé; souvent abscons et prétentieux à mon humble avis. Exemple de phrase un peu creuse et ronflante du livre de Barthes: "Le Tour est un conflit incertain d'essences certaines."
Soyons plus prosaïques: le Ventoux a été franchi 18 fois par le Tour: 8 passages et 10 arrivées au sommet (voir lien en bas de l'article). Le journal L'Equipe a récemment proposé un "hors-série" relatant les épisodes et coureurs les plus marquants de cette montée, mais aussi de sa descente: bien sûr on retiendra la mort de Tom Simpson le 13 juillet 1967 à quelques km du sommet; le champion anglais aurait consommé de l'alcool avant l'ascension, et la chaleur écrasante (40°) lui donna très vite une allure désaccordée; titubant, il tomba une première fois, mais voulut repartir, "on" le remit en selle, mais pour quelques mètres, et il tomba une seconde fois; le médecin du Tour ne parvint pas à le réanimer. Diagnostic: amphétamines, alcool et chaleur, ayant provoqué un collapsus cardiaque. Un genre de malaise s'empare de l'épreuve, quelques heures, quelques jours, et refroidit la fougue journalistique; Antoine Blondin appelle à la pudeur, et plutôt que de dopage ou "doping" comme on disait à l'époque, préfère parler du "surmenage" des coureurs, qui est "une notion vaine" ajoute t-il. Nous voilà bien avancés. Pour se refaire une santé, en tout cas, le Tour partira d'Evian en 1968.
Dans sa sélection historique du Ventoux le journal L'Equipe évite de mentionner Armstrong et Pantani, et préfère célébrer les vainqueurs français, Poulidor, Thévenet, Jean-François Bernard, Virenque... Quant au meilleur descendeur du Ventoux, ce serait, à en croire l'intéressé lui-même, Lucien Aimar, qui en 1967 déclare avoir atteint la vitesse de 140km/h... Lucien est de Marseille, tiennent à préciser quelques autres coureurs. Cela dit, avec les routes actuelles en parfait état (et refaites justement pour les passages du Tour), et des vélos de plus en plus rigides et fins, il est tout à fait possible à un cycliste professionnel de dépasser les 100. "Faut juste serrer un peu les genoux, et pas que les genoux", fait remarquer malicieusement Laurent Jalabert.
Dans les années 80, quand Bernard Hinault et Laurent Fignon remportent leurs Tours, le Ventoux est un peu oublié; l'organisation privilégie alors les Alpes (Alpe d'Huez) et délaisse partiellement la côte méditerranéenne et la Provence. Le Tour et sa caravane bruyante (pour ne pas dire son spectacle populaire et vulgaire) ne semblent pas bienvenus dans les endroits chics et tranquilles du Comtat-Venaissin. Mais peu à peu des arrangements sont trouvés, le Tour devient une vitrine touristique tout à fait compatible avec la bien pensance historique et la bonne conscience géographique (culture mémorielle et idéologie écologiste); le sommet du "consensus" est atteint lorsque le journaliste et ex-directeur du Monde, Eric Fottorino, vient assurer pendant deux ans les commentaires "patrimoine" du Tour au micro de France TV, et profite du passage au Ventoux pour donner la parole à Michel Drucker, cyclo-touriste amateur, propriétaire d'une villa dans les environs, et animateur préféré d'un certain public âgé.
L'étape d'hier, pour la première fois de l'histoire du Tour, faisait franchir le Ventoux à deux reprises par les coureurs; une première fois par le coté de Sault, le moins difficile (pente moyenne à 5% sur une vingtaine de km), et la seconde fois par le versant sud, à partir de Bédoin, le plus difficile (16 km à 8,8%). On s'attendait à une étape très animée et très disputée; eh bien ce ne fut pas tellement le cas. Puisque c'est un coureur de l'échappée, le champion du monde de cyclo-cross, le Belge Van Aert, qui parvint à maintenir à Malaucène, sur la ligne d'arrivée, un peu d'avance sur les favoris et sur le maillot jaune, lequel montra un léger fléchissement dans les derniers hectomètres de l'ascension.
La presse d'aujourd'hui s'interroge: Pogacar a t-il "bluffé" ? A t-il voulu faire croire qu'il n'était pas imbattable de façon à pouvoir attaquer de plus belle dans quelques jours dans les Pyrénées ? A t-il voulu faire taire les rumeurs de dopage, de plus en plus lourdes, qui circulent sur son compte (Ouest-France par exemple s'en fait largement l'écho) ? En tout cas beaucoup de coureurs sont épuisés et le nombre des abandons n'a jamais été aussi élevé depuis une vingtaine d'années. Le Breton David Gaudu avait un peu annoncé qu'il y aurait des défaillances ou des grosses baisses de régime, dans un entretien accordé à Ouest-France il y a quelques jours. Il n'avait pas précisé qu'il en serait lui-même victime ! Le retour de la chaleur a perturbé de nombreux organismes qui s'étaient plus ou moins habitués à la pluie. Enfin, un lecteur du quotidien régional a tenu à préciser que les cyclos amateurs sont tout à fait capables de faire du vélo sous la pluie, que cela ne les rebute pas du tout, et ne diminue en rien leur passion, contrairement à ce que Laurent Jalabert a voulu dire l'autre jour à la télé en expliquant la différence entre le métier de coureur et le goût amateur du vélo.
Le Ventoux est aujourd'hui l'ascension la plus fréquentée en France par les cyclos; Jalabert nous a parlé hier de 130 000 coureurs par an, le journal L'Equipe en évoque 185 000; cette affluence est devenue une part importante de l'économie touristique de la région, d'autant plus qu'un certain nombre de ces cyclos amateurs dispose d'un pouvoir d'achat élevé (ils ont des vélos à 10 000 euros !) et réservent pour quelques jours: beaucoup d'Anglais, de Hollandais et d'Allemands.
Quelques conseils tout de même: faire l'ascension le matin, être préparé voire entraîné, avoir un bon équipement (des développements adaptés), et surtout, savoir rester humble. Et pour certains, l'humilité serait de ne pas s'attaquer du tout à cette montée. Chaque année on déplore des malaises cardiaques.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 4 autres membres