Considérations sur l'Occident et sa vitesse
L'équipe de Russie m'a beaucoup déçu; très lente, très lourde, elle a été aisément battue par la Belgique (3-0) malgré le soutien du maigre public de Saint-Petersbourg (environ 20 000 personnes). L'équipe d'Ukraine en revanche a montré de belles actions et une qualité d'exécution technique au-dessus de la moyenne, mais ses erreurs défensives l'ont pénalisée (3-2) face à l'équipe des Pays-Bas, qui dispose de très bons joueurs rapides et pénétrants: De Jong, Wijnaldum, Dumfries... J'ai bien aimé aussi l'équipe d'Italie, qui a facilement battu la Turquie, 3-0: beaucoup de justesse technique et de vélocité chez les joueurs transalpins, et un jeu cohérent, rigoureux, comme l'a mentionné le commentateur de la télé. Les Espagnols, eux aussi fidèles à un certain système de jeu collectif, ne sont pas parvenus l'autre soir à vaincre les Suédois, au terme d'un match devenu ennuyeux à force d'actions stéréotypées et impuissantes. 0-0. La forte chaleur qui règnait sur la pelouse de Séville (plus de 30° à 21 heures !) a sans doute contribué à émousser la vivacité offensive des joueurs espagnols. L'équipe scandinave, elle, a opté pour un système de bloc défensif de positions qui s'est avéré efficace sur la durée. Les joueurs nordiques n'aiment pas les fortes chaleurs; l'autre jour, le joueur danois Eriksen a été victime d'un malaise cardiaque et s'est effondré sur la pelouse. Il n'est pas mort mais cet accident a beaucoup impressionné.
Ces considérations un peu stéréotypées sur les caractères des différentes équipes n'auraient sans doute pas déplu à Paul Morand, qui fut l'un des très rares romanciers français du XXe siècle à s'intéresser aux sports. La compétition sportive, on le sait un peu, a souvent accompagné et accrédité dans les années 1900-1914 certaines "thèses" raciales voire racialistes (disons, racistes), très en vogue dans les écoles huppées de l'Angleterre, avant de l'être dans les facultés du IIIe Reich. Le "patron" du Tour de France cycliste, Henri Desgrange, en appelait lui-même à "régénérer" la patrie par l'effort musculaire en plein air, de façon à lutter contre les symptômes d'une modernité urbaine déjà dépressive selon lui. Mais cet élan patriotique s'est brisé contre les mitrailleuses puis s'est effondré dans les tranchées de la Grande Guerre. La suite, Paul Morand en parle très bien, est dominée par l'intellectualisme abstrait, l'esthétisme futuriste, les avant-gardes fumeuses et l'auto-critique bourgeoise des "valeurs occidentales" (l'historien François Furet a de très bonnes pages sur cette auto-critique bourgeoise dans son livre Le Passé d'une illusion consacré à l'idéologie communiste au XXe siècle). Beaucoup d'auteurs et d'artistes européens de l'entre-deux-guerres invoquent les soi-disant valeurs de l'Orient, de l'Asie et des peuples "virils" spoliés par la colonisation. Paul Morand écrit à ce propos: " Aujourd'hui que l'Occident, arrivé à l'avant-dernier degré de la surproduction, de la vitesse, de l'anémie et de la névrose entrevoit, comme remède unique à une prochaine catastrophe, la nécessité de ralentir le rythme de sa vie, [...] il se tournerait volontiers vers l'Asie, lui demandant ses secrets d'antique sagesse. Mais l'Asie renonçante et apaisée a disparu; le monde entier vit désormais sous le signe de la machine [...]. Un jour viendra peut-être où il n'y aura même plus d'Orient et d'Occident, mais une seule misérable nation terrestre interrogeant l'espace interplanétaire à coups de signaux lumineux." (1)
(1): P. Morand, Papiers d'identité, Grasset, 1931, cité dans le volume Pléiade de ses Romans, p. 1404.
Sous le signe de la machine... En effet. Je vais à la banque l'autre matin; j'y vais très rarement; autrefois on pouvait accéder au guichet et poser directement une question à l'employée (souvent une femme) ou effectuer une opération sous son contrôle; aujourd'hui, non, il faut se contenter d'un automate dans le sas d'entrée, qui est censé traiter les opérations courantes (retraits, virements, dépôts de chèques); si vous avez une question il faut appuyer sur un bouton "appel" pour qu'une personne physique de la banque vienne vous demander, sur un ton de léger reproche, ce que vous "désirez". Je vois clairement que je dérange et que ma question est sans intérêt. On m'incite à avoir un compte connecté qui me dispensera de me déplacer en "présentiel"; sinon, je peux toujours remplir un formulaire qui se trouve à l'extérieur, quasiment sur le trottoir; bref, "casse-toi tu pues et marche à l'ombre". Cependant que je paye 250 euros par an à cette banque (dite populaire et coopérative !) pour qu'elle réponde à mes très rares demandes; et elle n'y répond même pas !
L'économie post-moderne est dominée et archi-dominée par les banques, notamment les grandes banques d'affaires et de spéculation qui depuis New York, Londres, Singapour, Hong Kong et Shanghaï dirigent, organisent et désorganisent les grands investissements mondiaux et les stratégies financières qui les accompagnent (mais tout n'est sans doute pas aussi stratégique voire "complotiste" que certains veulent nous le faire croire...). Cette économie "virtuelle" ou "distancielle" (très bien vue par Paul Morand dès les années 1930 !) est pleine d'aléas et de "bugs", de malentendus et d'imbroglios, de cafouillages algorithmiques et de "cyber-attaques". Bref, le chaos sous l'apparence de la haute-technologie infaillible ! En résumé, ne jamais faire confiance aux banques, à leurs conseils et aux produits qu'elles vendent; c'est un conseiller de la HSBC qui le dit, il gagne 30 000 dollars par mois, et il vient d'être nommé à Hong Kong. Mais du coup, dois-je le croire ?
En attendant mes prochaines grosses dépenses (car en résumé je ne sais pas quoi faire de mon argent !) je vais acheter le journal; ses modestes opinions me rassurent, surtout celles des lecteurs (le courrier des lecteurs est la page la plus intéressante à lire, la plus instructive, la plus claire, la plus vivante, la plus critique aussi... Même s'il doit y avoir une certaine censure...) - Je suis très d'accord avec un courrier qui proteste contre les ralentisseurs automobiles (2), très mauvais pour les amortisseurs et obligeant à freiner parfois brusquement, puis à relancer sa voiture en accélérant, très mauvais donc pour la consommation, et sans doute aussi très mauvais pour le comportement d'automobilistes énervés par certains dos-d'âne excessifs. Comme cycliste, enfin, je désapprouve ces ralentisseurs qui sont des déformations dangereuses de la chaussée et ne contribuent certainement pas, bien au contraire, à la "circulation douce" préconisée par tous les élus et tous les riverains. Bref, encore une situation dont la "logique" m'échappe un peu; est-ce à dire qu'un excès de lois et de "signalisations" peut devenir une cause d'incompréhension voire d'irrationnalité ? Victorine (qui ne partage pas toujours mes avis) est d'accord aussi pour dire que la signalisation routière est à revoir dans ce pays.
Et pour finir, une autre citation de Paul Morand: "Des trains partent en pleine rue comme des coups de fusil, on se presse, on s'évite, on se tamponne, le sol tremble." (3)
(2): Ouest-France, 14 juin 2021.
(3): Bouddha vivant, 1927, Pléiade, op.cit. p. 132. Morand évoque ici une scène londonienne où il a transporté son principal personnage, un prince bouddhiste.
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