En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Vers un nouvel humanisme ?

 

   Pour l'amateur de sports que je suis cette période de confinement est aussi une période de privations: plus de match de foot, plus de course cycliste, et la fin du Tournoi de rugby des six nations reportée à l'été et à l'automne, autant dire que la compétition est fichue à mes yeux. Le Tour de France, enfin, pour la première fois depuis la seconde guerre, n'aura sans doute pas lieu; et c'est inouï.

   Nous vivons donc un événement historique (et un peu hystérique aussi); les témoignages et les réflexions ne vont pas manquer dans les semaines et les mois à venir; les écrivains parisiens ont rejoint leurs résidences secondaires dès le début du confinement; et comme ils (et elles) ne savent rien faire d'autre qu'écrire, les éditeurs vont crouler sous les manuscrits à la rentrée de septembre; il y aura deux grands types de points de vue, narratifs, fictifs, explicatifs: le type optimiste, selon lequel le confinement est une heureuse période d'intimité studieuse et de complicité intellectuelle et sentimentale avec ses proches, et le type pessimiste qui montrera au contraire les affres d'une situation inquiétante et porteuse de lourdes menaces.

   Cette crise sanitaire mondiale, qui va provoquer aussi d'importants troubles économiques et sociaux, pourrait ou pourra donner raison à mon camarade Imparcial, lecteur et traducteur d'Ortega y Gasset, qui compare notre époque à celle de la fin du Moyen Age; c'est à dire qu'un certain nombre de dogmes et de vérités toutes faites, des habitudes d'opinion en quelque sorte, vont s'effondrer, laissant émerger peu à peu (il faudra bien deux générations pour que s'opère la mutation intellectuelle, morale et culturelle) une nouvelle compréhension du monde et de l'humanité. Cette "révolution copernicienne" (expression consacrée pour désigner ce grand changement de compréhension) aurait d'ailleurs déjà commencé grâce à Internet, comme l'imprimerie à la fin du Moyen Age a contribué à diffuser les nouvelles idées et les critiques de l'ancien système de pensée.

   Quand on évoque cette affaire devant les élèves, on se sert du mot "humanisme", servi à la louche, pour dire qu'une nouvelle conception de l'homme tend à remplacer celle de l'Eglise, et qu'il s'agit d'une forme de libération; cette nouvelle conception serait donc plus optimiste, prêtant à l'homme toutes sortes de qualités et de "dons", qui peuvent le rendre maître de lui-même, de sa vie, de ses idées, de son temps; cette maîtrise nécessite évidemment quelques conditions matérielles économiques favorables; et l'on obtient alors les Essais de Montaigne, dont l'humanisme consiste à vivre et à penser tranquillement, en s'inspirant de la sagesse des Anciens (grecs et latins), et en se désolant des fanatismes du monde contemporain (guerres de religion du XVIe siècle, conquêtes dévastatrices de l'Amérique...). Par conséquent, pour bien comprendre l'humanisme, il faut aussi savoir le relativiser et le nuancer: d'abord les humanistes ne sont pas bien nombreux, ils forment une sorte d'élite cultivée, tandis que les "masses" sont encore plongées dans toutes sortes de difficultés et de tourments (maladies, épidémies, souffrances diverses, travaux pénibles et serviles, risques de guerres...). Pour les "masses", l'image du Christ en croix agonisant est beaucoup plus proche de leur réalité que la lecture des Essais de Montaigne ! Ensuite, l'humanisme et les humanistes sont contrôlés par les autorités religieuses; l'Eglise garde la main ! et son Index peut lourdement pointer ce qui pourrait lui échapper. La plus grosse partie de la "littérature" humaniste est en fait consacrée à des questions de théologie et de dogmes; assurément très difficile à lire (et du reste totalement oubliée). Si l'on regarde du côté des artistes, car eux aussi sont considérés comme des "humanistes", l'influence de l'Eglise et de la culture biblique est tout aussi forte; et c'est pourquoi nous avons bien du mal aujourd'hui à interpréter ou à comprendre un bon nombre des tableaux de la Renaissance ! Enfin, l'humanisme n'est pas du tout un mouvement de tolérance sociale et culturelle, comme d'aucuns voudraient un peu vite nous le présenter; il est au contraire un mouvement de critiques et d'accusations, de rivalités et de jeux de pouvoirs, qui bien souvent dégénère en de véritables affrontements civils, et même en guerres politiques et religieuses (à cette époque l'Eglise et l'Etat sont associés). La période de l'humanisme et de la Renaissance (XVe-XVIe siècles) ne peut donc pas se résumer aux "belles images" qu'en donnent les artistes ni aux "beaux textes" qu'en donnent les écrivains; c'est au contraire une épouvantable suite de guerres civiles (et religieuses) qui cause des millions de morts et de blessés !

   Tout cela pour dire que la conception optimiste de l'homme ne débouche pas forcément sur d'agréables conditions de vie pour tout le monde; comme le dit fort bien Schopenhauer l'optimisme est toujours plein de fureurs intolérantes; au nom du "progrès" vers le bien, par exemple, on a vu des régimes politiques procéder à des exterminations de masse ! Schopenhauer explique aussi que la science est toujours beaucoup plus dure que la foi, et quand les deux se heurtent c'est donc la foi qui se brise; mais les religions ne se réduisent pas à la foi, et elles peuvent donc accepter le risque de la collision, voire de la collusion ! Pour Schopenhauer, le Judaïsme est une religion optimiste et pleine de fureurs (lire l'Ancien Testament) tout à fait conciliable avec le progrès scientifique; le Christianisme en revanche prête le flanc, si l'on peut dire, au pessimisme; il traîne donc un peu les pieds, et prend parfois un air chagrin ou dépité quand on lui montre la voie du progrès. Schopenhauer ne cache pas sa préférence pour le bouddhisme, qui lui semble plus souple et plus habile sur cette question, plus inventif, plus imaginatif, car il n'y a pas de début ni de fin dans la cosmogonie bouddhiste (y a t-il d'ailleurs une cosmogonie ?), mais des reproductions successives du monde qui ressemblent à une grande roue; la tolérance des Hindous pour le monde animal, le "laissez-vivre" général, une certaine quiétude d'esprit (qui n'exclut pas la tristesse) chez les Bouddhistes, voilà aussi ce qui plaît à Schopenhauer (1).

 

(1): Parerga et Paralipomena, page 214 à 243, Collection Bouquins, Robert Laffont, 2020.   

                                 

 



31/03/2020
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