En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Géopolitiquement correct

 

  Pour être géopolitiquement correct, il faut lire Le Monde, ou Ouest-France pour aller plus vite; on peut aussi regarder le journal d'Arte et l'émission C' dans l'air sur France 5. Bien sûr on peut écouter France Inter et France Culture. Le "service public" est très géopolitiquement correct; et l'Education nationale n'est pas en reste.

    Je viens de participer au "prix lycéen des reportages de guerre" qui depuis plus de vingt ans est décerné dans la petite ville normande de Bayeux; c'est l'occasion de vanter les mérites et le courage des journalistes qui affrontent des situations extrêmes et défendent la liberté d'informer ou mieux encore alertent l'opinion publique. Ouest-France et l'Education nationale participent activement au "Prix Bayeux"; le journalisme attire encore certains "élèves, et les professeurs d'histoire-géo utilisent eux-mêmes souvent les médias pour préparer leurs cours. Une sorte de consensus médiatico-pédagogique s'est donc installée depuis quelques années.

    Elle entretient une certaine "doxa" géopolitique, en s'appuyant sur des manuels, des articles ou des émissions comme "Le dessous des cartes" diffusées depuis plus de trente ans par la chaîne Arte. Cette "doxa" consiste à dire que le monde ne se porte pas très bien, voire pas bien du tout, mais qu'il ne faut pas pour autant céder au catastrophisme; non, car le catastrophisme fait le jeu des opinions extrémistes, surtout d'extrême-droite. Quand Ouest-France par exemple évoque la question migratoire, sous la plume d'un certain Bruno Tertrais (1), c'est pour en minimiser ou en dédramatiser le "problème", c'est pour dire qu'il s'agit d'un phénomène normal de l'humanité, et qu'il est absurde de parler d'une "ruée des Africains vers l'Europe", même si "l'émigration de l'Afrique subsaharienne vers l'Europe est une tendance lourde vouée à s'accroître et qu'il nous faudra gérer d'une manière ou d'une autre..." (2).

   Quand l'Education nationale propose un programme de géopolitique, c'est pour valoriser certaines notions et en discréditer d'autres; de même que le "Prix Bayeux" distille plus ou moins sciemment ses préférences. Il apparaît assez clair notamment que la Russie de Poutine et la Chine communiste sont régulièrement disqualifiées dans la compétition des bonnes valeurs et des bonnes notions: la démocratie, les droits de l'homme, la liberté des opinions et des comportements, le respect des femmes, des enfants et des homosexuels. D'une certaine manière, comme dirait l'ancien ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, l'idéal des bonnes valeurs géopolitiques c'est la sociale-démocratie suédoise (3).

    Oui, mais voilà: les bonnes valeurs comme les bons sentiments ne font pas forcément une bonne géopolitique; laquelle, selon Hubert Védrine, serait d'essayer un rapprochement avec Poutine, si l'Europe occidentale veut éviter de se retrouver demain affaiblie, économiquement et stratégiquement, face au renforcement des puissances orientales: Chine, Russie, Inde, Turquie, Iran. La sociale-démocratie à la suédoise, comme le modèle suisse, sont des micro-structures fragiles qui ne résisteront pas aux "grands basculements" géopolitiques des prochaines décennies. Telle est aussi la grande inquiétude d'Israël, état micro-structurel dans une certaine mesure (population, superficie, ressources), mais beaucoup plus puissant et influent que la Suède et la Suisse.

    Se pose donc la question de la puissance; la réponse géopolitiquement correcte de ces trente dernières années consiste à distinguer "puissance dure" (hard power) et "puissance douce" (soft power); mais pour ajouter immédiatement qu'on peut combiner les deux comme le font les Etats-Unis depuis fort longtemps: ce fut par exemple dès 1900 la politique impériale du "savoir parler avec un gros bâton" (big stick) qu'on a prêtée au président Theodor Roosevelt; un siècle plus tard, la fin de la guerre froide et la mondialisation libérale en phase d'accélération amènent Hubert Védrine à inventer le terme d'"hyper-puissance" américaine dont il propose une analyse critique; selon lui les Etats-Unis entraînés par leurs avancées technologiques ont perdu la mesure des réalités géopolitiques d'un monde encore très étranger voire hostile à l'american way of life; leur puissance est donc devenue démesurée, irrationnelle et décadente; elle ne repose plus sur des bases solides, sociales et anthropologiques, elle est en phase de décomposition inégalitaire, explique aussi l'intellectuel Emmanuel Todd.

     Avec l'élection de Trump, les critiques de la presse européenne se focalisent sur les rivalités internes de l'élite oligarchique mondialisée de Washington et de New York; Ouest-France et Le Monde (le premier n'étant plus qu'une version simplifiée du second) multiplient les commentaires et les éditoriaux sur la corruption et les incohérences diplomatiques de la Maison Blanche; la décision de Trump de retirer les troupes américaines (fort peu nombreuses cela dit) de la Syrie vient renforcer la thèse d'une entente implicite de Washington et de Moscou, au profit du régime de Damas; les fauteurs de guerre qui sétaient jusque là réjouis de la décomposition du Moyen Orient voient désormais d'un mauvais oeil la possibilité d'une stabilisation géopolitique de la région; évidemment ils ne le disent pas ainsi et mettent en avant le "sacrifice " des Kurdes une fois de plus abandonnés par les grandes puissances.

    Résumons: sous l'apparence de la déploration humanitaire le "géopolitiquement correct" vise en vérité à induire en erreur les opinions publiques sur les véritables forces en présence et sur les motivations stratégiques des grandes puissances. Toute bonne stratégie de toute façon doit rester discrète; et le comble de la discrétion pour un dirigeant étant même de changer souvent de conseillers et d'alliés !    

 

(1): Politologue et géopolitologue proche de l'OTAN et membre des fondations mondialistes (de type Terra Nova) qui souhaitent l'affaiblissement des Etats-nations au profit d'une conception macro-économique libérale des territoires et des sociétés.

(2): Ouest-France, 14 octobre. On appréciera l'hypocrisie du propos: il n'y a pas de "ruée" des Africains sur l'Europe, mais juste une forte émigration appelée à croître.

(3): Lors d'une récente émission sur France-Culture, Hubert Védrine déplore la bien pensance sociale-démocrate (le "nous" européen) qui ne permet pas d'aborder lucidement les questions gépolitiques où il s'agit de savoir discuter avec "d'autres que nous".                                                                            

 



16/10/2019
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