Sorties culturelles
Quand j'étais célibataire je ne sortais pas beaucoup; presque pas en vérité. Ni concert ni musée ni théâtre; j'avais même imaginé écrire un pamphlet contre les "sorties culturelles"; mais pour l'écrire il eût fallu commencer par sortir; parler d'expérience ! On me dit que le célibat "post-moderne"(on estime à dix millions aujourd'hui le nombre de Français célibataires, et sans compter les jeunes gens) n'a plus la mauvaise réputation d'autrefois, celle des "vieux gars" et des "vieilles filles"; que désormais beaucoup de célibataires sont très sociables et très actifs, d'un dynamisme supérieur même à celui des couples; on dit aussi qu'ils se sentent plus libres, plus ouverts, plus sereins. Evidemment rien de tel dans les romans de Houellebecq, qui présentent une vision déprimée ou vertigineuse du célibat, antichambre du suicide.
Qu'en penser ? La pensée peut consister à parler et à partir de soi; dans ma façon plutôt modérée et conservatrice de voir le monde et de m'y voir moi-même, je dirai que je n'ai jamais été un célibataire déprimé mais que je n'ai jamais été non plus un célibataire enthousiaste ou "revendicatif"; et c'est pourquoi, probablement, j'ai souvent laissé l'impression (aux femmes notamment) d'être un type ennuyeux, un peu triste, un peu monotone, et passablement routinier. Les conversations tournent souvent autour des sorties culturelles et des voyages; et dans ce vaste domaine, je suis plutôt très limité. Ce n'est pas en citant Pascal, "le malheur des hommes commence dès qu'ils sortent de leur chambre", que vous pouvez éveiller la curiosité ou l'intérêt d'une inconnue, qui pourrait même vous suspecter de pensées sado-maso ou scabreuses. En notre époque de féminisme un peu accusateur, la plus grande prudence de propos et de comportements est recommandée aux hommes, qui pour autant ne doivent pas renoncer à leur "virilité", mais en user avec élégance et humour. C'est ce qu'on peut lire, je crois, dans les magazines féminins et dans les revues culturelles bourgeoises (Télérama, L'Obs, Marianne*).
*: Le dernier numéro de Marianne consacre un article à la mode actuelle des films "anti-macho"; le journaliste semble vouloir dire que le propos de ces films est souvent intéressant et nécessaire, quoique parfois caricatural et pouvant dégager une impression de "male-bashing"...
Quoi qu'il en soit, j'ai toujours été un homme prudent, devenant même avec l'âge un homme inquiet; une inquiétude de type intellectuel, sans doute, tant il est vrai que la lecture des journaux de notre époque et des essais sur notre monde, et sur la France en particulier, invite davantage au pessimisme qu'à l'optimisme. En lisant moins et en sortant plus, mais cela dépend où, il est possible d'éprouver moins d'inquiétude voire de ressentir des élans, des enthousiasmes, des révélations; disons, plus modestement, qu'à travers les voyages, le "grand livre de la Nature" et de ses paysages porte à la contemplation, au relâchement, et par conséquent à une certaine décontraction. On comprend mieux, ainsi, l'état d'esprit des bourgeois et des grands bourgeois qui mènent des vies confortables pleines de sorties culturelles et esthétiques. On comprend très bien, aussi, la situation inverse: celle de ces gens modestes voire pauvres dont les vies sont enfermées, sans ouverture, sans perspective, au sens social, et pleines d'opinions crispées et ressassées.
Sinon les voyages on peut évoquer les sorties culturelles: cinéma, concert, théâtre; elles aussi portent à voir les choses avec distance et décontraction; un exemple tout récent: avec Victorine nous avons vu Thyeste, une pièce de Sénèque (le philosophe stoïcien), terrible spectacle d'une vengeance de frères, qui s'achève par un banquet où l'un des deux mange ses propres enfants sacrifiés par l'autre. On devrait être bouleversé, horrifié par une telle histoire; eh bien non, en fait; je crois que la "performance théâtrale", la démesure humaine mise en scène, la tragédie devenant totale, et comme saturée, voire grotesque, provoquent en réalité une réaction de "trop plein" chez le spectateur, une sorte d'indigestion, qui ne remue pas tant son sens moral que son estomac. Ce type de spectacle déchaîné (qui a beaucoup plu aux élèves du lycée qui y étaient conviés) n'interroge rien du tout de la condition sociale et culturelle à laquelle nous sommes enchaînés. Le metteur en scène de Thyeste, Thomas Jolly, pense que cette pièce parmi les plus noires de tout le répertoire classique, invite à l'empathie; et il ajoute que notre époque en a besoin, un besoin "impérieux".
J'avoue n'avoir pas ressenti cet appel à l'empathie; au contraire, cette pièce un peu délirante m'a conforté dans ma position de spectateur distancié, décontracté, relâché. En tout cas elle ne m'a pas empêché ensuite de bien dormir.
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