En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

Une guerre mondiale est-elle possible ?

 

    - M'sieu' est-ce qu'il va y avoir la guerre ? m'a demandé dès la première heure de cours de la reprise de janvier une élève par ailleurs fort indisciplinée -  Ma réponse a duré une vingtaine de minutes, l'élève en question a cessé d'écouter au bout de trente secondes. J'essaie aujourd'hui de me souvenir de ce que j'ai pu dire; on dit tellement de choses en une semaine qu'il faut bien de temps en temps clarifier le propos. Mes petites chroniques ont un peu ce but; mais, comme au football, ou au rugby, on tire souvent à côté, on est hors-jeu, ou la vidéo arbitrage annule votre essai.

 

    J'ai commencé ma réponse par quelques chiffres; les guerres modernes ou post-modernes, depuis les années 1950, sont présentées en Occident comme des opérations limitées, ciblées, qui n'impliquent pas de grandes armées de plusieurs millions d'hommes; c'est une vision pour le coup très limitée, elle aussi, de ce que peuvent être encore et toujours les guerres; on estime à plus de 50 millions depuis 1945 les pertes humaines, surtout civiles, directement provoquées par des conflits; on pense à celui (ceux ?) du Vietnam (environ 5 millions de morts entre 1955 et 1975), à celui (ceux ?) de l'Algérie (entre 500 000 et un million), mais on pense moins aux guerres civiles africaines des années récentes (Soudan-Darfour, Congo, Rwanda-Burundi...), qui ont été et sont encore très meurtrières; les géopolitologues occidentaux rivalisent de raffinements de vocabulaire et de concept (guerres de basse intensité, larvées, endémiques, "nouvelles conflictualités", etc.) pour évoquer à distance ces épouvantables massacres "post-coloniaux" qui sont à peine évoqués dans nos manuels scolaires. Seul le très incorrect Bernard Lugan (qui sans doute écrit dans Rivarol), spécialiste de l'Afrique noire, où il a vécu plusieurs années, ose écrire de temps en temps que la décolonisation a largement provoqué plus de six millions de morts... En comparaison la colonisation a été une époque de paix ! 

    On peut donc dire que le monde n'a jamais cessé d'être en guerre, même si la notion de "guerre mondiale" est réservée (comme une place réservée au premier rang de l'histoire !) à ce qui s'est passé en Europe entre 1914-1918 et 1939-1945; et notons au passage que les pertes les plus considérables des deux guerres mondiales n'ont pas eu lieu en Europe, malgré les six millions évoqués plus haut, mais en Asie: sans doute plus de 20 millions de morts. Faut-il alors dire comme mon inspecteur, "so what ?" et passer à autre chose ? Les partisans de la nouvelle histoire dite "décentrée", de la "world history"qui prétend faire une place aux témoignages des Asiatiques, des Africains, des Indiens, et des peuples "marginalisés", seraient bien inspirés de nous montrer et de nous expliquer d'autres guerres que celles des Européens et des Occidentaux. Sujets difficiles, car pour les étudier il faut "changer de logiciel", se plonger dans d'autres perspectives intellectuelles et morales, il faut aussi et surtout étudier des fonds d'archives parfois situés aux quatre coins du globe (1). L'étude de la guerre, des guerres, est enfin un travail éprouvant et déstabilisant, ainsi que le confiait récemment dans une revue Yohan Chapoutot, spécialiste du régime nazi. Et l'esprit a bien du mal à concilier la rigueur savante, méthodique, et les tremblements émotifs voire les chocs de la conscience. 

    Plus facile est de s'interroger sur les guerres à venir ! On peut donc dire sans trop hésiter qu'il y aura encore et toujours des guerres, parce qu'il y a des armes pour les faire, et parce qu'on peut "tout faire avec des baïonnettes sauf s'asseoir dessus" (2) - Mais l'amélioration technique et destructrice des armes (nucléaire, etc.) peut rendre improbable une guerre mondiale tout autant qu'impossible une paix mondiale; c'est la célèbre formule de Raymond Aron (3) pour résumer l'équilibre de la terreur nucléaire entre les Etats-Unis et l'URSS pendant les années 50-60. Cet équilibre des "grandes puissances" (nucléaires) n'empêche pas, bien au contraire, la déstabilisation des moyennes et des petites puissances, celles où les Etats sont faibles, désorganisés, corrompus, incapables de maîtriser leurs pouvoirs. Si en revanche une attaque vient à frapper un Etat fort, celui-ci ne peut qu'hésiter dans sa réaction: car il doit tenir compte de l'équilibre des puissances auquel il participe. Le résultat d'une guerre n'est jamais connu d'avance, malgré tous les préparatifs et toutes les stratégies mises au point (4).

 

(1): L'étude des guerres antillaises de la période révolutionnaire et napoléonienne pose cette difficulté d'une dispersion des archives; voir à ce propos le livre de Philippe Girard, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon, Toussaint Louverture et la guerre d'indépendance haïtienne, Editions Les Perséides, 2013, traduit de l'anglais (USA) par l'auteur lui-même, qui enseigne en Louisiane.

 

(2): Citation de Talleyrand, parfois attribuée à Napoléon, voire à Clemenceau; et selon à qui on l'attribue son interprétation peut varier: certaines armes ont un effet d'entraînement qui peut empêcher leurs utilisateurs de se reposer; les guerres entraînent les guerres; par conséquent, il faut savoir choisir des armes qui offrent des possibilités de négociations...   

 

(3): Citation de Raymond Aron: "paix impossible, guerre improbable", souvent utilisée comme sujet de dissertation sur la guerre froide, dans les lycées des années 1980-1990.

 

(4): C'est un peu ce que dit Clausewitz: le rationalisme stratégique et la planification militaire ne suppriment pas les "variables" et les variabilités de la condition humaine: endurance physique, courage, initiative personnelle, ruse, force ou faiblesse des sentiments, qualité ou défaut de "camaraderie" entre combattants, ferveur ou froideur du chef, etc.                                    

       

 



18/01/2020
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