En attendant le Déluge

En attendant le Déluge

1975

   En histoire, l'année 1975 a souvent servi de "charnière" chronologique, bien utile pour articuler des compositions de Bac; l'expression de "Trente Glorieuses"couvrant la période 45-75 permettait de justifier cette petite mécanique et d'en faire même un automatisme. Mais aujourd'hui, en 2019, cela ne fonctionne plus vraiment. Des historiens et des sociologues remettent en cause la notion de Trente Glorieuses créée en 1979 par Jean Fourastié; selon eux, cette période de forte croissance et de société de consommation à l'américaine s'est réalisée au forceps et à grands coups de pelleteuse, détruisant de multiples petits équilibres culturels et environnementaux, donnant la priorité aux "grands aménagements", autoroutiers, urbains, touristiques, commerciaux... La critique des Trente Glorieuses et du capitalisme américanisé puis mondialisé s'est renforcée au cours des vingt dernières années: ce ne sont plus seulement quelques intellectuels marxistes ou structuralistes, quelques artistes "alternatifs" ou quelques personnages originaux et marginaux qui l'expriment, mais une proportion croissante de l'opinion publique, d'anciens gauchistes réac, de jeunes nationalistes bcbg, des dandys néo-romantiques, des écolos post-modernes et post-humanistes, et surtout beaucoup de gens pour qui 1975 ne veut pas dire grand chose.    

 

    Je me propose donc de rappeler ici, dans les grandes lignes, ce qui s'est passé au cours de cette année. Pour tous les bacheliers de mon époque (1985), le programme d'histoire faisait de 1975 l'apogée de la Détente entre l'URSS et les USA avec les négociations pour limiter la course aux armements, la conférence d'Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, et la fin de la guerre du Vietnam avec le départ précipité des derniers Américains de Saïgon. Cette Détente très sélective et très tactique n'améliore pas les relations internationales, marquées par de multiples conflits régionaux (début de la guerre du Liban, prise du pouvoir des Khmers rouges au Cambodge, guerres civiles en Angola et au Mozambique tout juste indépendants du Portugal, etc.) où l'ONU peine à intervenir. Cette Détente s'effectue enfin sur fond d'anti-américanisme et d'anti-soviétisme, notamment en Europe, puisque les deux grandes puissances et leurs dirigeants (Nixon a démissionné en 74, remplacé par Ford, quant à Brejnev, il ne respire pas la bonne santé) ne dégagent aucune séduction et sont au contraire accusées de toutes sortes de corruptions et de falsifications.

 

   En France, malgré un fort gauchisme intellectuel dans les universités et les lycées, le gouvernement et l'Assemblée nationale restent dirigés par la droite, libérale* ou conservatrice selon les sujets; le jeune Président Giscard d'Estaing élu en 1974 veut réformer la société française par une série de mesures "progressistes": droit de vote accordé à partir de 18 ans, légalisation de l'avortement, assouplissement du contrôle public de la télévision, scolarisation renforcée et uniformisée par la réforme Haby du "collège unique"... Giscard d'Estaing veut également se démarquer de l'héritage selon lui trop lourd et désormais "archaïque" du "gaullisme" par une politique étrangère plus souple et plus conciliante avec les partenaires européens, notamment l'Allemagne de l'Ouest; il décide par exemple de transformer la commémoration du 8 mai en une "journée de l'Europe". Mais cette souplesse diplomatique de VGE (qui lui vaudra les critiques qu'on devine: suffisance, désinvolture, arrogance, hypocrisie, corruption, etc.) se heurte aux difficultés de la fin des "Trente Glorieuses"... 

 

    *: A propos de "libéral", l'historien Arnaud Teyssier cite Léon Daudet: "Le libéral est un homme qui révère le Bon Dieu mais qui respecte le diable. Il aspire à l'ordre et il flatte l'anarchie... Il défend la propriété, avec la famille et la religion, mais en souscrivant d'avance à tous les assauts donnés à la propriété, à la famille et à la religion..."   

 

   La fin de la forte croissance n'a pas commencé en 75 mais quelques années auparavant: le choc pétrolier de 73 et le dérèglement financier international provoqué par l'abandon de l'étalon or (décision unilatérale de Washington et des grands banquiers de Wall Street) ont fragilisé l'industrie française (sidérurgie) confrontée à de nouvelles concurrences; l'Etat lance en 1975 des plans de "sauvetage" qui ne sauveront rien du tout. C'est le début de la course (ou de la fuite en avant) de l'endettement public. La politique de "relance" keynésienne (augmentation des salaires et des prix) ne permet pas d'améliorer la compétitivité de l'économie française, bien au contraire. Inflation et stagnation de la production, c'est à dire la stagflation, caractérisent donc l'année 75.

 

    Pourtant, au fond de la campagne vitréenne, où je passe mon enfance, cette année est fort agréable, loin des préoccupations macro-économiques; je suis en CE1 à l'école privée Sainte Bernadette, et je suis fort bien noté par Soeur Alice, très gentille, très douce; une élève portugaise est arrivée en cours d'année, Eléna Docazal, toute petite brune, très fine, très timide, qui très vite obtient d'aussi bonnes notes et appréciations que moi; au bilan annuel, je la devance d'un seul point. Pendant les vacances d'été, mes parents m'envoient chez ma marraine, où l'ambiance est beaucoup plus tranquille et détendue. C'est une petite exploitation agricole d'à peine 20 hectares et d'une vingtaine de vaches; mon oncle aime bien manger et faire de bonnes siestes; il regarde aussi le Tour de France à la télé; je garde le souvenir de l'étape de Pra-Loup où Thévenet prend le maillot jaune à Merckx.

 

                                                    

 



05/07/2019
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