A l'ombre
Je le confesse humblement (je viens d'écouter à la radio une émission sur Saint Augustin et j'ai lu récemment Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau): je préfère l'ombre au grand soleil; et bien conscient du fait que l'un ne va pas sans l'autre. Plusieurs fois j'ai attrapé des insolations; le grand chapeau de paille m'est indispensable.
Pendant que Victorine goûte à la forte chaleur de la Méditerranée, je garde la maison ombragée de Caen; car il y a quelques arbres et une longue haie qui a beaucoup poussé cette saison; le chat Ovni lui aussi se met à l'ombre, et à l'instant où j'écris ces lignes il est allongé sous une table de jardin en compagnie d'un autre chat, plus gros lui; les deux félins s'observent et se jaugent; Ovni ne semble pas apprécier outre mesure cette présence, il émet des petits feulements et parfois se précipite à l'intérieur de la maison pour me faire signe peut-être que cette cohabitation ombragée l'indispose; je ne suis pas sûr de bien comprendre le langage des chats, mais j'observe que se joue une petite bataille de "territoires"; le gros chat a pris possession de l'ombre de la grande table de ping-pong qui se trouve sur la terrasse, tandis qu'Ovni est obligé de se contenter de la petite table de jardin; j'essaie de faire comprendre aux deux qu'il y a de l'ombre pour tout le monde (sans aller jusqu'à dire qu'ils sont félins pour l'autre !); finalement ils acceptent (?) de s'allonger sous la même table, mais je sens que la cohabitation est très méfiante. A moins que ce ne soit pas cela du tout; que ce soit un jeu de pouvoir propre aux chats et dont je ne connais pas les codes.
On est souvent à côté de la plaque quand on cherche à deviner les intentions voire les émotions des "autres", non seulement des animaux mais aussi des êtres humains; c'est ce que dit en substance Marcel Proust dans sa Recherche du Temps perdu, qu'il est impossible malgré toute la finesse ou la ruse dont on se croit capable de se "mettre à la place" de quelqu'un d'autre; mais que cette impossibilité est pleine de situations et de conversations intéressantes, voire amusantes, enfin pas toujours; disons que nos erreurs de jugements et de points de vue constituent la part principale de notre activité mentale, morale, intellectuelle. Mais erreurs pour qui ? Bien souvent, comme à propos des deux chats que je viens d'observer, les flagrants délits sont rares, et les choses se passent, mille fois pour une, dans la plus totale indifférence et méconnaissance de tous. Si donc nous pensons avoir raison sur tel et tel sujets, et que nous jugeons nécessaire de le faire savoir, par exemple en écrivant un article voire un livre, il faut bien reconnaître que cette raison n'en va pas moins rester parfaitement inconnue de la plupart, disons de 99% des gens.
Mon lecteur Imparcial me fait observer que je me trompe sur la soi disant finesse d'analyse de Jean-François Revel; que ce type, à ses yeux, est avant tout un gros con. J'ai voulu en savoir plus, en feuilletant d'abord un livre qui dormait depuis des années dans ma bibliothèque (1); puis en parcourant des articles sur internet (2). L'impression qui en résulte est contrastée, il y a de l'ombre et de la lumière, de bons passages fort bien tournés d'après moi, et d'autres écrits un peu à la va-vite, où l'auteur ne s'embarrasse pas de finesse. Revel (de son vrai nom Ricard) est globalement très sévère et péremptoire sur son époque; il trouve par exemple dès 1964-65 que le Baccalauréat ne vaut plus rien, et qu'au lieu de démocratiser l'enseignement on appauvrit l'esprit général public en visant à orienter le plus vite possible les élèves vers des filières techniques, ce qui revient à priver la plupart d'entre eux, et surtout les enfants des classes populaires, de pouvoir exprimer leurs possibilités intellectuelles. Mais d'un autre côté Revel fait l'éloge d'un système économique (capitaliste libéral) qui s'accommode fort bien de cette situation sociale où le plus grand nombre des individus n'exerce que des tâches "mécaniques" et répétitives. D'un côté il brocarde les mentalités bourgeoises, surtout françaises, qu'il estime étriquées, hypocrites, "fonctionnaires", et d'un autre côté il en adopte en grande partie les loisirs et les plaisirs (gastronomie et voyages).
Bref, ce "gros con" de Revel est capable de dire et d'écrire n'importe quoi, ce qui peut s'expliquer sans doute par son métier de journaliste-chroniqueur-éditorialiste qui l'amène (et l'oblige ?) à lire et à commenter beaucoup de choses différentes; il y a de quoi s'y perdre un peu. Et je le dis d'autant mieux que je verse moi aussi, mais à un niveau très inférieur de connerie, dans une diversité et un éclectisme de sujets qui me font parfois, souvent, écrire des "propositions" contradictoires ou pour le moins incohérentes. Mon lecteur philosophe Imparcial et cartésien, très soucieux je crois de cohérence et de construction intellectuelles, ne peut guère évidemment apprécier ce genre de littérature désarticulée ou invertébrée comme dirait l'un de ses auteurs préférés, l'Espagnol Ortega y Gasset.
Victorine veille aussi mais d'une façon différente à ma santé intellectuelle, physique et morale; pour elle les trois vont ensemble, car je suis d'une seule pièce quand elle me voit, tandis que mon lecteur Imparcial, qui ne me voit quasiment jamais sauf une fois tous les dix ans, en arrive sans doute à penser que je suis doué d'une nature abstraite qui autorise toutes sortes de conceptions, et c'est d'ailleurs une possibilité que les Chrétiens connaissent bien. Victorine, donc, m'a offert un gros livre de 1800 pages qui selon elle devrait m'assurer une certaine continuité de lecture durant les vacances (3). Elle veille en quelque sorte à mon intégrité ! Attentive à ce que je ne me disperse pas en inutiles et incertaines pensées littéraires et chroniqueuses !
En notre époque de conjonctures et de conjectures affolées et affolantes (complotisme, décadentisme, survivalisme, post-humanisme confiné, et même candidature possible de Laurent Joffrin aux prochaines élections présidentielles !), j'en conviens, il faut avoir des repères et mener une vie sobrement organisée; à la rigueur un ou deux verres de rosé mais immédiatement suivis d'une petite sieste à l'ombre d'un arbre.
(1): Jean-François Revel, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1997. Le volume comprend différents essais et articles, notamment: Pourquoi des philosophes - Sur Proust- La cabale des dévots- Descartes inutile et incertain.
(2): Toutes les références et tous les sites des premières pages de Google sont favorables à Jean-Français Revel; on tombe même très vite sur un site quasi officiel qui lui est consacré, où l'on peut même lire un hommage de Bernard-Henry Lévy. C'en devient gênant.
(3): Le roman Jérusalem de Alan Moore, Babel, 2019, 1890 pages !
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